Même ceux qui connaissent mal le monde du numérique ont entendu parler d’Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, qui s’est offert lundi le réseau social Twitter pour quelque 44 milliards de dollars. À 50 ans, le milliardaire américain d’origine sud africaine a fondé Tesla, la marque de voitures électriques de luxe après laquelle court toute l’industrie automobile, ou encore Space X, l’entreprise spatiale qui bouscule les acteurs historiques comme la Nasa, avec des lanceurs réutilisables et des capsules ultramodernes dont un exemplaire a amené Thomas Pesquet dans la station spatiale internationale. Et c’est lui qui est derrière le réseau satellite Starlink dont il a envoyé des terminaux pour aider la résistance ukrainienne.
De l’espace au lance-flamme
Au sens des affaires et de l’innovation, Elon Musk, qui n’aime rien tant qu’être dans la lumière, ajoute un côté fantasque qui ravit ses fans et donne des sueurs froides à ses partenaires et investisseurs : capable d’envoyer un coupé Tesla dans l’espace ou de créer… un lance-flammes après un simple pari, Elon Musk est à la fois surdoué et franc-tireur, iconoclaste et colérique, visionnaire et avide de buzz au point de vouloir baptiser ses enfants… par des numéros.
Lorsqu’il est monté au capital de Twitter il y a un mois à hauteur de 9,2 % puis a affiché sa volonté de racheter le réseau social déficitaire, fondé en 2006 par Jack Dorsey et devenu depuis LE véritable espace numérique du débat public mondial, certains se sont demandé s’il s’agissait d’un nouveau caprice ou s’il y avait derrière une réelle stratégie de développement. Il est vrai que le montant proposé par action, 54,20 $, faisait référence à 420, le nom de code pour la marijuana dont Musk est un partisan de la légalisation…
Après avoir tenté de repousser son offre, Twitter a fini par céder et accepté d’être racheté par ce raid financier qui marque déjà l’histoire. À Wall Street, l’arrivée d’Elon Musk à la tête de Twitter a été plutôt bien accueillie, l’action s’envolant avant que la cotation ne soit suspendue. « Elon Musk est la seule solution [pour Twitter]. Je fais confiance à sa mission d’étendre la lumière de la conscience », a réagi Jack Dorsey.
Mais l’enthousiasme était loin d’être de mise chez les groupes de défense des droits de l’Homme et chez certains politiques, aux États-Unis comme en Europe. Car Elon Musk semble avoir une idée bien précise de ce qu’il pourrait faire de Twitter qu’il veut retirer de la Bourse.
Liberté d'expression absolue : oui mais...
« La liberté d’expression est le fondement d’une démocratie qui fonctionne, et Twitter est la place publique numérique où sont débattues les questions vitales pour l’avenir de l’humanité. Je veux aussi rendre Twitter meilleur que jamais en améliorant le produit avec de nouvelles fonctionnalités, en rendant les algorithmes open source pour augmenter la confiance, en battant les robots spammeurs et en authentifiant tous les humains » , a déclaré le milliardaire.
Mais derrière ces bonnes intentions, le libertarien Musk, qui entend s’en remettre au seul 1er amendement de la constitution américaine qui garantit la liberté d’expression, pourrait mettre à bas tous les mécanismes de modération mis en place des dernières années pour lutter contre le cyberharcèlement, les arnaques ou les fake news. Ou au contraire, adapter cette modération pour servir ses propres intérêts dans des pays pratiquant une censure d’État comme la Chine (25% des revenus de Tesla), ou en favorisant des opérations de lobbying de grande ampleur pour faire modifier des lois en faveur des sociétés de son empire….
L’avertissement d’Obama
Amnesty International s’est dite ainsi préoccupée par tout affaiblissement des outils de modération encore très perfectibles. A contrario, les partisans de Donald Trump – banni de Twitter après l’assaut sur le Capitole en janvier 2021 – et plus généralement l’Alt-right, l’extrême droite américaine qui verse souvent dans le complotisme, se réjouissent de pouvoir quitter le confidentiel réseau Truth Social (la vérité) lancé par l’ex-Président et de rejoindre un nouveau Twitter sans filtre où tout pourrait être dit.
Tout en félicitant Elon Musk pour l’opération, Trump a bien expliqué ne pas vouloir revenir sur Twitter…. mais à quelques mois des élections de mi-mandat dont il veut faire un référendum contre Biden, il pourrait changer d’avis. C’est dire la lourde responsabilité d’Elon Musk dans la bonne tenue du débat public.
Le rachat de Trump par Elon Musk est en tout cas un nouvel épisode de la bataille que se livrent les démocraties libérales face aux GAFAM. L’Europe dispose de nouveaux outils de régulation qu’elle entend bien appliquer, les États-Unis n’en sont qu’à la prise de conscience. Jeudi dernier, devant des étudiants de Stanford, l’université au cœur de la Silicon Valley, Barack Obama a estimé que les réseaux sociaux avaient amplifié « les pires instincts de l’humanité » et affaiblissaient les démocraties.
Le réseau social devra se plier aux règles européennes
Le rachat de Twitter – 5 millions d’utilisateurs actifs en France – par Elon Musk, intervient alors que l’Europe vient de se doter justement d’un nouveau règlement pour mieux encadrer les contenus diffusés sur les plateformes. Le 23 avril, le Parlement et le Conseil européens ont, en effet, conclu un accord politique provisoire sur la législation sur les services numériques (Digital service act ou DSA). Après une nouvelle législation sur les marchés numériques (DMA), le DSA apporte de nouvelles mesures comme l’accès aux algorithmes des plateformes, l’obligation pour les plateformes en ligne de retirer les produits, services et contenus illicites rapidement après leur signalement, le renforcement de la protection des mineurs (et notamment des interdictions supplémentaires relatives à la publicité ciblée pour les mineurs et au ciblage fondé sur des données sensibles), et enfin une meilleure information des utilisateurs sur la manière dont les contenus leur sont recommandés.
«Nous avons enfin réussi à garantir que ce qui est illégal hors ligne le soit également en ligne», a résumé la rapporteure danoise Christel Schaldemose. «Nous ne voulons pas d’un internet stérilisé, nous ne voulons pas d’un internet censuré. Nous devons défendre les droits et les libertés de nos citoyens, y compris la liberté d’expression» , a estimé la députée européenne Renew Europe tchèque Dita Charanzová.
Mise en garde de Thierry Breton
«Quel que soit le nouvel actionnariat, Twitter devra désormais s’adapter totalement aux règles européennes», a averti Thierry Breton, en évoquant notamment le DSA. «Qu’il s’agisse de voitures ou de plateformes numériques, toute entreprise opérant en Europe doit se conformer à nos règles. Et ce, quel que soit l’actionnariat. M. Musk le sait très bien. Il connaît les règles européennes en matière d’automobile et s’adaptera rapidement au DSA», a déclaré hier le commissaire européen au Marché intérieur.
«Il y a des choses intéressantes dans ce qu’Elon Musk veut impulser pour Twitter, mais rappelons que le DSA – et donc l’obligation de lutter contre la désinformation, la haine en ligne, etc. – s’appliquera quelle que soit l’idéologie de son propriétaire», a déclaré de son côté Cédric O, secrétaire d’Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques.
Le DSA est également bien vu par certains aux Etats-Unis. «Toutes nos félicitations! Pour la première fois dans l’histoire, le public va pouvoir poser des questions indépendantes sur le fonctionnement de [Facebook] et des autres grandes plateformes et obtenir les données pour voir la vérité. Histoire en marche !! Allez les États-Unis, maintenant c’est notre tour», a réagi la lanceuse d’alerte Frances Haugen, qui avait divulgué des documents internes accablants de Facebook montrant que la firme privilégiait son profit au détriment de la sûreté des données de ses utilisateurs .