Par Christophe Couteau, Université de Technologie de Troyes (UTT)
« Téléportation Scotty ! », ces mots célèbres sont ceux du Capitaine Kirk de la fameuse série Star Trek à la fin des années 60 à son ingénieur de vaisseau pour qu’il puisse le téléporter du vaisseau spatial Enterprise à une planète à explorer à proximité.
Si la téléportation de Kirk n’est pas pour demain, la physique quantique a montré que la téléportation est possible dans des conditions très particulières : pour de tout petits systèmes, comme la lumière, et s’ils sont bien « protégés ». La téléportation quantique est connue théoriquement depuis le début du XXe siècle, a été démontrée expérimentalement dans sa seconde moitié, et aujourd’hui, ce phénomène est utilisé pour des applications bien concrètes… et notamment pour développer ce que l’on appelle l’« Internet quantique ».
Nos télécommunications actuelles, dont Internet, reposent sur des échanges d’informations codées, qui transitent, souvent sur de la lumière, via des fibres optiques ou à l’air libre entre les antennes relais et les téléphones et jusqu’aux satellites en orbite autour de la Terre. Un Internet quantique utiliserait les propriétés quantiques de la lumière, et en particulier le fait de l’on peut « intriquer » les particules de lumière, ce qui permet de « téléporter » l’information que portent ces particules. Ces propriétés permettraient d’échanger des informations de manière cryptée et infalsifiable, ce qui a des applications en cryptographie et donc pour la cybersécurité.
Des communications quantiques cryptées peuvent à l’heure actuelle être maintenues sur une distance maximale d’une centaine de kilomètres – ce qui reste un peu court pour les télécoms mondiales… mais des solutions techniques sont en développement.
Crypter ses communications
Il existe de nos jours différents protocoles de cryptographie quantique et plusieurs entreprises et start-up sont sur ce marché de niche mais en pleine expansion.
Le but ultime de la cryptographie est de crypter ou cacher un message qui ne doit être lu que par la personne que nous avons en tête, appelons cette personne Bob. Pour cela, l’expéditrice, que l’on appelle Alice, doit générer une clé cryptée qu’elle pourra combiner à son message pour le cacher du reste du monde. Bob, de son côté, doit être le seul à avoir cette même clé pour pouvoir décrypter le message (il fera en fait l’opération inverse du cryptage d’Alice pour décrypter le message).
On commence par coder le message « Passe prendre le pain s’il te plaît » par une série de 1 et de 0, c’est le codage binaire. Puis on crypte le message en générant en parallèle de celui-ci, une clé cryptée faite également de 1 et de 0, et qui sera combinée au message. Mais ce système de cryptage possède plusieurs défauts si l’on veut qu’il soit sécurisé. Tout d’abord, il faut générer une clé qui soit aussi longue que le message (en termes de 1 et de 0), de façon le plus aléatoire possible – pour qu’on ne puisse pas la prédire – ce qui est possible mais à un coût économique et énergétique très grand.
Dans les faits, ces clés que l’on utilise ne sont pas complètement aléatoires. Et surtout, elles sont réutilisées en tout ou partie, ce qui pose de sérieuses questions de sécurité. Le deuxième souci technique de cette méthode est qu’elle suppose que la clé est partagée de façon sécurisée entre Alice et Bob à un moment donné. A minima, cela sous-entend qu’ils doivent se rencontrer de temps en temps pour se donner une série de clés cryptées pour leurs futurs échanges. Il existe plusieurs façons de crypter les messages mais en général, tous les systèmes classiques actuels de cryptage/décryptage vont souffrir de ces inconvénients.
C’est là que la cryptographie quantique peut apporter des solutions.
De l’intrication quantique à la distribution de clés cryptées
L’intrication quantique une forme de « super-corrélation » entre deux systèmes quantiques.
Prenons des pièces truquées de telle façon que si on lance ces deux pièces en même temps, le résultat sera toujours face/face. Il s’agit ici d’une corrélation.
Supposons à présent que les pièces ne sont pas truquées. Alice et Bob en possèdent chacun une. Lorsqu’ils vont lancer ces pièces, ils vont chacun d’entre eux trouver, de façon aléatoire, pile ou face. Les lancers des deux pièces ne sont plus corrélés. Il y a une probabilité de 25 % de tomber sur face/face, ainsi que de tomber sur pile/pile, pile/face, face/pile : les quatre résultats sont équiprobables, contrairement à l’expérience de corrélations où la probabilité de trouver face/face est de 100 % et de 0 % pour les autres options.
En revanche, si les deux pièces sont intriquées l’une avec l’autre, elles ne sont pas truquées pour tomber toujours sur face, mais pour tomber toujours du même côté que l’autre pièce. Alice a une probabilité de 50 % de trouver pile et 50 % de trouver face ; de même pour Bob. Mais lorsque Alice et Bob vont comparer leurs résultats sur un grand nombre de lancers de pièce, ils réaliseront que les résultats sont parfaitement corrélés : si la pièce d’Alice est tombée sur pile, celle de Bob aussi, et vice versa (en pratique, on peut préparer les systèmes quantiques pour qu’ils soient corrélés – face/face – ou anticorrélés – pile/face – mais l’idée est la même).
Ce qui est le plus impressionnant (et contre-intuitif), c’est que cette propriété est vraie quelle que soit la distance qui sépare Alice et Bob – et c’est ce phénomène « non-local » qui est à l’origine de la « téléportation » de l’information.’)
L’intrication quantique peut être utilisée pour servir de clé de cryptage. En partageant un système quantique intriqué, seuls Alice et Bob possèdent des corrélations parfaites entre leurs pièces : ils sont surs que cette clé, combinée à un message, ne pourra être décryptée que par eux.
C’est donc la nature quantique de la lumière, qui garantit gratuitement et naturellement la sécurité du système d’échange.
Le photon comme bit d’information
On peut créer des états quantiques sur un photon, ce grain de lumière qui constitue la lumière et qui est intrinsèquement quantique – dans le domaine de l’informatique quantique on parle de « coder des bits quantiques » (ou qubit) d’information. En effet, les photons peuvent être dans deux états de polarisation, qui jouent le rôle des « pile » et « face » des pièces d’Alice et Bob.
C’est précisément ce que John Clauser, dans les années 70, et Alain Aspect, dans les années 80, ont étudié avec leurs équipes : l’intrication « en polarisation » de paires de photons émis par des atomes qui se trouvaient dans une chambre à vide, en utilisant ce que l’on appelle la cascade atomique d’atomes de calcium. Cependant, cette méthode de produire des paires de photons n’est pas simple (d’où le prix Nobel).
Anton Zeilinger et son équipe ont ensuite réussi à créer des paires de photons intriqués en polarisation, mais en utilisant les propriétés de l’optique non-linéaire. Cette expérience n’est pas simple non plus, mais elle est plus facile à mettre en place et a donc permis le développement d’applications beaucoup plus rapidement, notamment dans les communications quantiques (d’où le prix Nobel aussi).
Ces sources de photons intriqués sont indispensables à Alice et Bob pour s’envoyer des messages.
Encore du chemin avant l’Internet quantique
Mais clairement, même s’il existe des entreprises qui vendent des systèmes de cryptographie quantique, même si tout s’accélère rapidement, le rêve d’un Internet quantique n’est pas encore pour demain. Bon nombre d’obstacles restent sur le chemin.
Par exemple, aujourd’hui, les sources les plus sophistiquées permettent au mieux de générer plusieurs millions de paires de photons par seconde, ce qui est encore mille fois moins que ce qu’il faudrait pour vraiment pouvoir déployer ce dispositif quantique.
De plus, l’intrication quantique est un phénomène fragile, ce qui limite toujours la distance sur laquelle on peut la maintenir et donc crypter les communications (avec une distance maximale d’une centaine de kilomètres).
Un peu comme nous avons besoin d’antenne-relai pour transmettre nos messages sur de grandes distances, Alice et Bob vont utiliser des « répéteurs quantiques » pour s’assurer que le signal ne perd pas en intensité et stocker l’information dans des « mémoires quantiques » – qui sont elles aussi des objets très difficiles à fabriquer et contrôler.
Tout cela ne fait que renforcer l’idée que les technologies quantiques restent fascinantes et qu’elles se développeront dans les prochaines décennies à venir, tout comme l’Internet et les fibres optiques se sont déployés dans les quarante dernières années.
Christophe Couteau, Enseignant-chercheur en physique quantique, Université de Technologie de Troyes (UTT)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.