La possibilité qu’un État malveillant ait cherché à influencer le résultat de la récente présidentielle en Roumanie, finalement invalidée et qui sera organisée de nouveau début 2025, ne peut être écartée. Les pays occidentaux pourraient en tirer des enseignements pour lutter contre la désinformation stratégique à laquelle ils sont exposés depuis quelques années.
La Roumanie avait organisé le premier tour de l’élection présidentielle le dimanche 24 novembre 2024. Inspiré de la Constitution française, il s’agit d’un scrutin uninominal à deux tours : au premier tour, le nombre de candidats n’est pas limité ; au second, seuls les deux premiers à l’issue du premier peuvent concourir.
En Roumanie, cinq partis établis – AUR (droite nationaliste), PNL (centre droit), PSD (sociaux-démocrates), UDMR (parti de la minorité hongroise), USR (centre) – disposent chacun d’une base territoriale solide. À la veille des élections, leurs candidats étaient donnés favoris par tous les instituts de sondage. Or, à la surprise générale, c’est le candidat indépendant Calin Georgescu qui est arrivé en tête avec 22,9 % des suffrages, suivi par Elena Lasconi (USR), qui a obtenu 19,2 %. Georgescu semble avoir attiré tout particulièrement les jeunes, les habitants des campagnes et des petites villes, de niveau d’éducation intermédiaire.
Une campagne électorale atypique
Georgescu n’a pas mené une campagne électorale classique. Tandis que les supporters des autres candidats collaient des affiches et que les candidats eux-mêmes s’affrontaient sur les plateaux de télévision avec des programmes plus ou moins réalistes, accompagnés des invectives « traditionnelles » et d’accusations réciproques de corruption, lui a choisi comme principal canal de communication… TikTok, le réseau social préféré des adolescents.
Créée en 2016 par Zhang Yiming, l’application a été commercialisée et développée à partir de 2017 par la société chinoise Beijing ByteDance Technology, avec l’idée de diffuser de courtes vidéos divertissantes, de 60 secondes tout au plus. À l’origine, celles-ci privilégiaient l’imitation de chanteurs connus. Aujourd’hui, les vidéos publiées incluent des participations à des défis plus ou moins absurdes, des recommandations en tout genre, ou encore des autoportraits plus ou moins narcissiques. Des fonctionnalités comme les « hashtags » ou les « likes » permettent de filtrer la recherche de contenu, et le système intègre une messagerie. L’application offre également la possibilité d’alimenter son compte en monnaie virtuelle et d’effectuer des transferts vers d’autres utilisateurs via des « lives ». Il s’agit, en pratique, d’une forme de cryptomonnaie dont les transactions sont intraçables.
Les États-Unis estiment que la capacité de TikTok, société étrangère, à collecter des informations sur des millions d’utilisateurs américains et à influencer leurs choix constitue une menace à la sécurité nationale, et ont sommé TikTok de transférer le contrôle de l’application à des entreprises américaines ou de quitter le pays. Le réseau social chinois conteste cette décision devant les tribunaux.
En novembre 2024, 8,9 millions de Roumains, sur une population de 19 millions de personnes, utilisent régulièrement TikTok. Il s’agit de la proportion d’utilisateurs la plus élevée de l’UE. Le réseau attire essentiellement des personnes âgées de 18 à 35 ans.
Il faut le reconnaître, pour réussir sur les réseaux sociaux, Calin Georgescu, ancien haut fonctionnaire, a la figure de l’emploi. La soixantaine, cheveux gris coupés court, bronzé, il aurait pu faire carrière à Hollywood. Sur son compte TikTok, il a publié plusieurs vidéos au visuel attrayant, qui ressemblent à s’y méprendre aux images de propagande de Vladimir Poutine : le candidat à cheval (blanc !), nageant dans un lac de montagne, pratiquant le judo, à l’église le dimanche… Pour ce qui concerne son message, il a opté pour la concision (et d’ailleurs sur TiKTok, on n’a pas trop le choix) : la corruption, ce n’est pas bien ; plus de pouvoir d’achat, c’est bien ; la patrie, c’est important ; la paix, c’est bien ; la guerre, c’est mal ; que Dieu protège la Roumanie.
Mais le phénomène Georgescu ne se résume pas à un compte TikTok et à des vidéos choc. Il a bien un programme et des opinions qui sont apparues au grand jour après son succès au premier tour.
Le programme derrière le phénomène des réseaux sociaux
Admirateur de Vladimir Poutine, il critique systématiquement le soutien de la Roumanie à l’Ukraine agressée depuis 2022 par la Russie. Il aimerait voir la Roumanie prendre ses distances avec l’OTAN, dont elle est membre depuis 2004. Ses déclarations contenant des opinions favorables sur la Légion de l’Archange Michel, mouvement d’inspiration nazie des années 1930-1940, lui ont valu une enquête pénale en 2022, classée sans suite pour une sorte de vide législatif.
En matière d’économie, il a la nostalgie de la propriété d’État sur les ressources naturelles, probablement une idée inspirée par sa formation d’ingénieur agricole du temps de la planification centralisée.
Par ailleurs, hautement mystique, il se réfère à Dieu dans les phrases les plus banales. Adepte des théories du complot dans tous les sens, il explique sérieusement que les pyramides égyptiennes « n’ont pas encore révélé leur vraie raison d’être » et que, bien sûr, les astronautes de la NASA n’ont jamais touché le sol lunaire.
Comment expliquer le succès populaire d’un candidat si « sulfureux » ? Trois causes principales peuvent être évoquées.
D’abord, le vote en sa faveur est un vote de protestation contre les partis traditionnels, empêtrés depuis des années dans des conflits incessants et des accusations mutuelles de corruption, sur fond d’instabilité politique marquée par de nombreux changements de gouvernement. Georgescu apparaît dès lors comme le candidat du « renouveau », « anti-système », un discours largement relayé par certaines chaînes de télévision. Le candidat du parti nationaliste AUR, George Simion (13,86 % des voix au premier tour de la présidentielle), a probablement bénéficié d’un effet similaire.
Ensuite, la situation économique difficile du pays, marquée par de nombreuses crises – la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, la hausse des prix de l’énergie et une inflation persistante depuis 2022 – a contribué à une montée de la pauvreté. Ces mêmes facteurs alimentent la montée du populisme à travers l’ensemble de l’Europe, dans des sociétés de plus en plus polarisées.
Last but not least : Georgescu semble avoir profité d’une ingérence étrangère en sa faveur. C’est cet argument qui a motivé la décision prise par la Cour constitutionnelle d’invalider le résultat du premier tour de la présidentielle. Regardons-y de plus près.
Des suspicions d’ingérence étrangère
Dans les deux semaines précédant le premier tour, une campagne publicitaire massive en faveur de Georgescu a déferlé sur TikTok. Les vidéos mettant en scène le candidat et répétant en boucles ses messages électoraux sont rapidement devenues « virales ».
Son compte TikTok a été créé en 2022. Si en septembre 2024 il comptait 31 800 followers, au jour des élections, ce nombre était monté à 260 000 – beaucoup, certes, mais seulement la moitié de ceux du candidat d’extrême droite George Simion. En revanche, le nombre de visualisations des messages de Gerogescu a explosé. Sur les deux mois précédant le 18 novembre, son compte avait obtenu 92,8 millions vues ; au 22 novembre, il avait enregistré 52 millions de vues supplémentaires, une croissance anormale sans une coordination externe selon les experts roumains en réseaux sociaux.
Georgescu assurait n’avoir pas dépensé un seul euro pour sa campagne, et affirmait que la diffusion massive de ses clips sur TikTok reflétait un engouement spontané pour son projet. Mais les informations publiées par la présidence roumaine entre les deux tours jettent un doute sur ces déclarations. Selon les autorités, l’action a été initiée, lancée et coordonnée par Moscou, suivant un plan désormais bien rodé de guerre hybride de désinformation et manipulation.
Concrètement, des centaines, voire des milliers de comptes TikTok favorables à Georgescu furent ouverts à la veille du premier tour et des influenceurs furent « embauchés » via des sociétés publicitaires (comme « FameUp ») pour promouvoir les hashtags du candidat, afin de rabattre les utilisateurs vers les comptes affiliés à Georgescu, où ils trouvaient les images et messages de campagne. Selon les estimations des autorités roumaines, les sommes engagées pour ces activités approchaient le million d’euros.
En parallèle avec cette campagne éclair, sa cote est passée d’inexistante à la mi-octobre à un maigre 4 % à la mi-novembre… pour atteindre les 22,9 % des suffrages exprimés deux semaines plus tard.
La situation était suffisamment préoccupante pour que le Département d’État américain exprime de forts doutes quant à la qualité de ces élections. Des parlementaires européens ont demandé à TiKTok de collaborer pour faire la lumière sur ce cas de manipulation présumée. Interrogée entre les deux tours, TikTok a affirmé avoir mené toutes les vérifications et ne pas pouvoir confirmer l’hypothèse de la manipulation. Les experts roumains interrogés sur le sujet indiquent toutefois que ce type de contrôle interne est très difficile à mettre en œuvre.
Le jeudi 5 décembre, le Parquet général roumain s’est saisi pour enquêter sur des infractions pénales, notamment la fraude électorale, le blanchiment d’argent et la corruption des électeurs. Cependant, sachant que le temps de la justice est toujours long, cette décision intervenait alors que le second tour de l’élection présidentielle était prévu seulement trois jours plus tard, le 8 décembre. En cas de victoire de Georgescu, il était fort probable que ces enquêtes soient freinées, voire abandonnées. Face à ces soupçons de manipulation, la Cour constitutionnelle roumaine a pris une décision radicale : deux jours avant le second tour, le vendredi 6 décembre, elle a annulé l’élection présidentielle et décidé de la reporter à une date ultérieure.
Quand l’émotion remplace l’information
La démocratie ne peut fonctionner que si les individus sont libres et capables d’exercer un choix éclairé. Mais lorsque l’information ne repose plus sur des études sérieuses, des cours d’histoire ou du journalisme rigoureux, et qu’elle est réduite à des vidéos de 60 secondes, il ne s’agit plus d’information, mais d’une forme de subordination mentale. Comment peut-on sérieusement analyser un sujet – par exemple, la place de la Roumanie dans l’Union européenne – en 60 secondes ? La réponse est évidente : ce n’est pas possible. La plupart des électeurs ne recherchent plus une information approfondie, mais se laissent guider par leurs émotions, leurs stéréotypes et leurs intuitions.
C’est un fait connu, l’algorithme de TiKTok, plus que celui des autres réseaux sociaux, cherche à stimuler la dopamine ou le neurotransmetteur du plaisir, tout comme le font les drogues ou d’autres produits addictifs. Il détecte les préférences émotionnelles de l’utilisateur et les exploite, tout en lui soutirant toujours plus d’informations et en l’asservissant progressivement en s’appuyant sur des avancées en intelligence artificielle. Après qu’un utilisateur a « scrollé » pendant 5 minutes, le logiciel commence à bien comprendre ses préférences. Des chercheurs ont démontré la singularité de TikTok : contrairement à d’autres réseaux sociaux où les individus tirent un bénéfice à interagir avec les autres, sur TikTok les individus interagissent essentiellement avec une version algorithmique d’eux-mêmes. Ce miroir algorithmique leur renvoie du contenu sélectionné sur mesure pour leur provoquer toujours plus de plaisir.
Si un État malveillant cherche à manipuler une élection en utilisant TikTok, pourquoi ne pas soutenir un candidat déjà bien installé qui exprime sa sympathie pour l’État en question ? Pourquoi sortir du chapeau un candidat « indépendant », fabriqué de toutes pièces ? C’est une question de stratégie : puisque TikTok joue avant tout sur les émotions, un candidat nouveau ne devrait pas hériter de l’image négative attachée à l’ensemble de la classe politique roumaine. Côté émotions positives, un candidat nouveau peut activer la curiosité, la confiance, le plaisir de regarder ou l’identification à la personne, même si l’incertitude est plus grande.
L’avantage de mener campagne sur TikTok, c’est qu’il suffit de créer un nombre suffisamment élevé de messages à spectre assez large, puis de « rabattre » les utilisateurs vers le compte du candidat. Ensuite, l’intelligence artificielle de la plate-forme prend le relais en sélectionnant, pour chaque utilisateur, le message le plus adapté à son profil identifié. Par exemple, les agriculteurs recevront des messages sur la protection de la nature, les jeunes entendront des promesses d’emploi attractif et bien rémunéré, tandis que les plus défavorisés seront ciblés par des promesses souvent irréalisables, comme une augmentation du smic de 20 % ou un prix de l’essence fixé à 0,20 euro le litre. Une manipulation de ce type, si elle est bien réelle, sera plus difficile à prouver qu’une fraude visible, comme l’utilisation de données dérobées à Facebook par Cambridge Analytica en 2016 pour cibler les électeurs américains et leur envoyer des messages sélectifs.
La lutte contre les ingérences étrangères, des principes à la pratique
Un objectif important de la guerre hybride que des États malveillants mènent contre les pays occidentaux est bien sûr d’exploiter la moindre faiblesse du mécanisme démocratique pour faire élire des dirigeants qui partagent leur vision du monde. Un autre objectif, complémentaire du premier, est la destruction de la confiance des citoyens dans les institutions de la démocratie libérale.
Il appartient aux autorités des pays occidentaux de protéger la démocratie contre ces agressions. La Commission européenne excelle dans la capacité d’établir des règles d’action, des normes et livres blancs. Le Plan d’Action pour la Démocratie européenne, établi en 2022, identifie correctement la menace de désinformation et encourage les pays membres de l’UE à adopter des normes communes dans la lutte contre la désinformation. Un Code pratique de lutte contre la désinformation renforce les exigences sur le fonctionnement des réseaux sociaux, et incite ceux-ci à renforcer l’auto-régulation tout en protégeant la liberté d’expression.
Si ces principes sont incontestables, on peut se demander si cette perspective libérale, bien adaptée une situation de paix, est adaptée au contexte actuel où l’intensité du conflit entre des régimes autocratiques et l’Occident est montée en intensité. La lecture des documents de l’UE laisse comprendre que, pour l’essentiel, la lutte contre la désinformation repose sur les États membres. Certains pays comme la France se sont dotés de moyens pour lutter contre la cyber-criminalité, le cyber-terrorisme et la cyber-ingérence. Le cadre législatif français a été renforcé en 2018, et un organisme pour la protection contre les ingérences numériques étrangères a été créé en 2021. En Roumanie, une Loi sur la sécurité et la défense cybernétique a finalement été adoptée en mars 2023, et couvre les aspects les plus importants de la lutte contre les ingérences étrangères. Il est toutefois possible que la mise en place des règles d’action de cette loi prenne du temps, et que l’ensemble des protections n’étaient pas encore en place lors des élections.
Radu Vranceanu, Professeur d'économie, ESSEC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.