Souveraineté numérique : 43 % des actifs français se disent préoccupés par la dépendance aux plateformes comme Google, Microsoft ou Amazon
Alors que les tensions commerciales s’exacerbent entre les États-Unis et l’Union européenne – après l’annonce, le 2 avril 2025, par Donald Trump, d’une hausse unilatérale des droits de douane visant plusieurs secteurs clés –, la question de la souveraineté numérique s’impose avec une acuité nouvelle sur le continent. Plus qu’un enjeu technique, c’est une bataille politique et civilisationnelle que met en lumière une étude conjointe d’Ipsos Digital et de Yousign, menée auprès de plus de 4 000 actifs en France, Espagne, Allemagne et Italie.
Le constat est sans appel : 78 % des décideurs reconnaissent l’importance des solutions technologiques locales, mais seuls 32 % en font une priorité effective dans leurs investissements. En d’autres termes, l’Europe déclare vouloir reprendre le contrôle, sans s’en donner les moyens.
L’incohérence stratégique des entreprises européennes
La dépendance aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) reste solidement ancrée dans les usages, malgré une inquiétude croissante. Près d’un répondant sur deux (46 %) redoute cette dépendance – une proportion qui grimpe à 54 % en Italie et 51 % en Espagne. Cette peur est justifiée : exposition aux législations extraterritoriales, perte de maîtrise sur les données stratégiques, vulnérabilité aux cyberattaques.
Pourtant, cette prise de conscience ne se traduit pas en actes. Ainsi, seuls 23 % des professionnels interrogés jugent primordiale la localisation des serveurs en Europe. Pire encore : 37 % ignorent où sont hébergés les serveurs de leurs outils numériques. Dans les services juridiques, financiers et RH – les plus exposés aux risques réglementaires – 31 % ne connaissent pas l’emplacement de leurs données. Ce paradoxe révèle une faiblesse structurelle : l’absence d’un cap politique clair au sein même des entreprises.
Éthique, sécurité, mais pas d’investissement
Si 69 % des professionnels placent l’éthique parmi les critères déterminants dans le choix de leurs prestataires technologiques, ce critère reste marginalisé face aux logiques de coût et de performance. Les solutions européennes, pourtant conformes au RGPD, à la directive NIS2 ou encore au Digital Services Act, sont perçues comme plus coûteuses (28 %) ou moins fiables (20 %). Ces représentations, souvent erronées, freinent l’adoption de solutions locales.
En creux, une réalité gênante : les entreprises européennes agissent dans un écosystème technologique dominé par des acteurs américains, aux pratiques d’optimisation fiscale agressive. Comme le rappelait dès 2018 Christophe Alcantara, spécialiste de l’e-réputation, Google déclarait un chiffre d’affaires minimal en France – 1,7 milliard d’euros pour un impôt dérisoire de 6,7 millions – grâce à une ingénierie juridique qui contourne l’assiette fiscale nationale. « Nous sommes pour eux des paradis fiscaux », concluait-il avec amertume.
Face à cette impuissance stratégique, des voix s’élèvent pour imposer une fiscalité plus contraignante aux géants du numérique. La décision américaine du 2 avril ravive les tensions. Pourquoi l’Europe ne répond-elle pas par des mesures de réciprocité ? La réponse est politique. Comme le souligne Christophe Alcantara, « nous sommes un géant économique, mais un nain politique ». L’Union, fragmentée entre intérêts nationaux, peine à définir une ligne commune sur des sujets régaliens comme la fiscalité. L’Allemagne et l’Irlande, réticentes à toute taxation, freinent l’émergence d’un consensus européen.
Un défi civilisationnel et de souveraineté
Un rapport du Sénat, publié en 2023, intitulé "L’Union européenne, colonie du monde numérique ?", résumait déjà l’enjeu : « Le numérique défie la vieille Europe ». Il ne s’agit pas seulement de régulation ou de taxation. Il en va de la capacité du continent à redevenir une puissance productrice, et non une simple consommatrice dans un marché façonné ailleurs. Le rapport appelle à un sursaut : polariser l’action européenne autour de la reconquête de sa souveraineté numérique. Cela suppose de renforcer les synergies public-privé, d’ouvrir les marchés publics aux acteurs européens, et de transformer l’unité économique en puissance politique.
Les données de l’étude Ipsos-Yousign confirment que les mentalités évoluent, lentement. Une partie des répondants (28 %) ne perçoit aucun obstacle majeur à l’adoption de solutions européennes. Un chiffre modeste, mais porteur d’espoir. Il traduit un début de bascule. Encore faut-il que les États, les institutions européennes et les grands donneurs d’ordre convertissent cette prise de conscience en une stratégie cohérente.
« Face aux défis géopolitiques actuels, la souveraineté de l’Europe est devenue une nécessité, et la véritable bataille se joue désormais sur le terrain numérique. La dépendance critique de l’Europe envers des solutions étrangères dans de nombreux domaines clés nous expose à des risques importants. En tirant parti de la diversité et des atouts de chaque nation européenne, nous pouvons créer des champions technologiques de taille critique, capables de rivaliser avec les géants étrangers » conclut Alban Sayag, CEO de Yousign.