Alors que les espèces disparaissent peu à peu au profit des cartes et des paiements mobiles, Gérald Darmanin propose de supprimer le cash pour lutter contre le trafic de drogue. La France est-elle prête pour cette mutation numérique déjà expérimentée par plusieurs pays d’Europe du Nord ?
Une France sans monnaie, sans pièces ni billets est-elle possible et souhaitable ? Cette vertigineuse question – qui se pose aussi pour les chèques – se fait de plus en plus insistante, mais n’est pas sans risques et soulève d’importantes questions sociétales.
En mai 2025, c’est le ministre de la Justice Gérald Darmanin qui relançait le débat sans y aller par quatre chemins : pour lutter contre le trafic de drogue, il a proposé de supprimer les espèces. L’idée, radicale en apparence, s’inscrit dans une transformation plus profonde, déjà à l’œuvre dans les usages comme dans les intentions politiques. Car en matière de monnaie, les lignes bougent. En France, comme dans une partie croissante du monde, le cash perd du terrain et avec lui c’est un pan entier de notre rapport à l’argent, à la liberté et à la vie privée qui vacille.
Accélération du paiement dématérialisé depuis le Covid
Depuis plusieurs années, la dématérialisation des paiements s’est, en effet, accélérée. Si en 2019, les espèces représentaient encore près de 60 % des transactions en points de vente, la crise du Covid a accéléré le déclin puisqu’en 2024, cette part est tombée à environ 43 %, selon la Banque de France. La carte bancaire, le paiement sans contact (augmenté à 50 €), les solutions mobiles comme Apple Pay ou Google Pay ont bouleversé les usages.
Même les achats de quelques euros, naguère apanage des pièces de monnaie, passent désormais par le numérique, y compris pour une baguette de pain. La carte bancaire représente aujourd’hui plus de 62 % des paiements du quotidien. Le cash n’est clairement plus la norme.
Cette transition s’accompagne aussi d’un changement de paysage bancaire. Entre 2018 et 2023, plus de 8 500 distributeurs automatiques de billets (DAB) ont disparu, soit une baisse de 4,6 % rien qu’en 2023. Et si 99,9 % de la population française vit encore à moins de 15 minutes d’un DAB, le recul est particulièrement visible dans les grandes villes, où le numérique est devenu un réflexe.
Le liquide est désormais associé à certaines catégories sociales ou géographiques, plus vulnérables, qui peuvent se sentir marginalisées : personnes âgées, zones rurales, ménages modestes ou ceux des Français – ils sont 13 millions – qui souffrent d’illectronisme.
Le recul du cash n’est pourtant pas qu’une question technologique. Le gouvernement, dans ses discours comme dans ses projets, accompagne et oriente cette mutation. Bruno Le Maire évoquait ainsi dès 2022 une « suppression progressive » du cash d’ici 2027. L’argument sécuritaire était déjà assumé : mieux vaut une transaction traçable qu’un échange anonyme, surtout dans un contexte de lutte contre le blanchiment et les économies parallèles. Gérald Darmanin pousse cette logique jusqu’à son terme : faire disparaître l’argent liquide, c’est selon lui priver les trafiquants de leur carburant.
L’Europe du Nord en pointe
La France ne fait d’ailleurs pas cavalier seul et plusieurs pays nordiques ont depuis longtemps franchi ce cap de la vie sans espèces. En Norvège, moins de 4 % des transactions s’effectuent en liquide ; en Suède et au Danemark, le cash représente à peine 8 % des paiements. Certaines banques n’acceptent même plus les espèces. Les Pays-Bas, la Finlande, l’Islande et les pays baltes, notamment l’Estonie, sont eux aussi très avancés, portés par une infrastructure numérique dense et une culture du paiement numérique.
Mais cette trajectoire sans cash n’est pas sans revers. En Suède, les autorités envisagent déjà une marche arrière partielle, alertées par les risques d’exclusion numérique, la vulnérabilité aux pannes et aux cyberattaques. Car une société sans espèces est aussi une société dépendante du réseau télécoms, des banques, des plateformes technologiques. Le paiement dématérialisé, s’il est évidemment plus pratique et plus sûr contre certains types de fraude, concentre aussi un pouvoir inédit entre les mains d’acteurs privés, notamment américains et d’institutions centralisées.
En octobre, un euro numérique
C’est d’ailleurs dans ce contexte où il est question de souveraineté que l’euro numérique fera son apparition en octobre prochain. Porté par la Banque centrale européenne, ce nouveau moyen de paiement digital – non bancaire et garanti par l’institution monétaire – cohabitera dans un premier temps avec les espèces.
Reste une question essentielle : une société sans cash est-elle plus moderne, ou simplement plus contrôlée ? En France, 60 % des citoyens se disent encore attachés à la possibilité de payer en espèces ; parce que le liquide garantit à leurs yeux une forme de liberté : celle de ne pas être suivi, de ne pas tout justifier, de pouvoir donner sans trace. Supprimer le cash est donc aussi une question politique qui demanderait un large consensus. Pour l’heure, il n’existe pas.
