Depuis 2018, l’éducation des jeunes et des adultes aux médias numériques et à l’information en général fait l’objet d’un regain d’intérêt remarquable, dû à l’urgence de la lutte contre les infox et la circulation des discours de haine. Cela s’est traduit par une salve de textes officiels.
Devenue une obligation pour les États membres dans la Directive service des médias audiovisuels (DSMA), l’« Éducation aux médias et à l’information », ou « EMI », hors et dans l’école, est mentionnée comme un des piliers du Plan d’action contre la désinformation de l’Union européenne. L’OTAN en a fait l’objet de sa « diplomatie culturelle ».
En France, certains rapports mentionnent l’EMI dans leurs recommandations finales, comme celui des États généraux du numérique pour l’éducation en 2020 ou le rapport « Lumières à l’ère numérique » en 2022. D’autres en font leur centre d’intérêt principal : c’est le cas avec le Conseil économique social et environnemental en 2019, avec le CLEMI (le centre chargé de l’éducation aux médias dans l’Éducation nationale) en 2021, et, la même année, avec l’ARCOM (ex-CSA) (l’autorité publique de régulation de la communication audiovisuelle).
Cette frénésie de rapports culmine en 2022, avec la publication au Bulletin officiel de l’Éducation nationale d’une circulaire relative à la « généralisation » de l’Éducation aux médias et à l’information au sein du système éducatif. Ce texte confirme l’importance de l’EMI et son rôle transversal dans les disciplines. Il nomme dans chaque académie un référent, à l’appréciation des recteurs, (ce qui existe déjà via le CLEMI), et diffuse un Vademecum de référence en EMI qui opère une légère mise à jour, en intégrant la question des données personnelles et de leur usage, enfin !
La question des moyens
Cette généralisation a pour valeur d’ancrer définitivement le vocable EMI, « éducation aux médias et à l’information » au lieu de l’expression « éducation aux médias », pour s’aligner sur l’Unesco et ses recommandations, formulées dans l’Agenda de Paris en 2007, ainsi que les préconisations des chercheurs, qui invitent à bien intégrer la notion d’information dans la stratégie numérique.
Ainsi se réalisent les souhaits des tenants historiques de l’EMI en faveur d’une approche transversale, et la validation de certaines valeurs chères à cette éducation, en lien à la citoyenneté et la démocratie. Cette reconnaissance généralisée est une réelle avancée et marque l’ambition de la France, la plaçant dans les pays en tête en Europe en la matière.
Reste que les moyens de l’ambition ne sont pas précisés dans la circulaire. Il n’y a pas non plus de cadre clair pour l’EMI, qui passerait par un horaire dédié dans chaque cycle scolaire. L’existant est confirmé, notamment l’insertion dans d’autres disciplines. Des rajouts sont opérés à la marge, comme le déploiement de web radios dans les collèges. Des oublis sont manifestes au centre comme le rôle des professeurs-documentalistes, dont la mission première est l’EMI… depuis 2013. Ceux-ci ont par ailleurs protesté auprès du ministre de tutelle, dans la foulée de la circulaire.
Malgré toute l’attention et toutes les préconisations, l’EMI reste une « éducation à » et non un enseignement, contrairement aux enseignements transversaux récemment créés que sont l’EMC (Enseignement moral et civique) et les SNT (Sciences numériques et technologie). Sans ce statut, comment donner aux enseignants la motivation de s’y former et aux instances d’évaluation de la mettre au rang des compétences mesurées ?
Enjeux de citoyenneté numérique… et d’employabilité
Le risque est que l’EMI se dilue dans les disciplines et qu’on ne puisse réellement mesurer son efficacité. Il tient également au manque de clarification par rapport au brouillage actuel entre EMC et EMI, l’enseignement moral et civique (EMC) reprenant à son compte un certain nombre de thématiques de l’éducation aux médias et à l’information (la liberté d’expression chère à Samuel Paty par exemple).
Or l’EMI ne prône pas la morale mais l’éthique : l’éthique des médias tout comme l’éthique de l’IA et des algorithmes. C’est-à-dire qu’elle permet la mise en œuvre d’une citoyenneté numérique par les usages et par les pratiques, pour retrouver par leur biais les valeurs et les principes démocratiques. Le risque enfin réside dans le manque de recherche et de développement à son sujet, faute d’un espace en surplomb où elle puisse être pensée comme une discipline, avec ses concepts, son périmètre, ses méthodologies, ses controverses…
L’opportunité manquée la plus flagrante est celle de l’ouverture de l’Éducation nationale aux autres acteurs de l’EMI, notamment ceux qui relèvent du ministère de la Culture. Celui-ci s’est mobilisé depuis 2018, avec un plan de soutien finançant toutes sortes d’initiatives. Un grand nombre d’acteurs se sont mobilisés, comme les journalistes, les bibliothécaires, les DRAC… sans parler des acteurs de la société civile, comme les Céméa et la Ligue de l’enseignement, ou les autorités indépendantes que sont l’ARCOM et la CNIL.
Tous ces acteurs de l’EMI sont une chance de renouvellement de l’école, certains étant appelés à intervenir en milieu scolaire. Ils rendent facilement compréhensible l’approche multi-acteurs, l’interdisciplinarité, la complémentarité des compétences… Ils promeuvent aussi une EMI tout au long et au large de la vie, pour faire face à l’évolution rapide des médias dans le numérique et permettent d’atteindre des adultes en besoin de requalification ou tout simplement de culture numérique.
L’information dans tous ses états
Plusieurs facteurs de diffraction se conjuguent, pour reprendre la métaphore de diffusion des ondes, pour expliquer la perte de densité de l’onde de choc et la baisse d’impact. Un certain nombre d’obstacles et d’interférences entravent une partie de la propagation de l’EMI comme enseignement :
une désarmante difficulté de la « forme scolaire » à inclure les pédagogies de projets et les thématiques EMI dans des disciplines fondées sur des programmes déjà très complets ;
une réelle réticence à penser l’« information » dans tous ses états, que ce soit par l’actualité, la documentation ou la donnée, sans oublier l’information « sociale » véhiculée par les séries, les selfies, les stories et autres streams, véritable angle mort de l’EMI actuelle, loin des modes de consommation des jeunes ;
une craintive circonspection à s’emparer à bras le corps des compétences du XXIe siècle, pour beaucoup associées au traitement de l’information, et de regarder vers l’avenir, que ce soit celui de la désinformation, de l’éducation ou des médias, qui passe par l’IA, les algorithmes, les espaces immersifs, etc. Cela implique de penser l’EMI dans le cadre de l’employabilité et pas seulement de la citoyenneté ;
une séductrice solution pour les personnalités politiques afin de promouvoir la lutte contre la désinformation. Or l’EMI promeut également la créativité, l’expression personnelle et la participation tout en formant à la sécurité en ligne, à la consommation avertie et à la résolution de conflits.
Le problème épistémique, celui du sens, est profond : il s’inscrit dans la crise de la confiance en la connaissance et la remise en cause de la vérité traitée comme une opinion parmi d’autres. Il relève aussi du déficit en culture générale des bases numériques et médiatiques.
L’EMI paie les frais de cet espace numérique prolixe qu’est l’Internet, qui allie rationnel et irrationnel, information et opinion, divertissement et formation. Elle est elle-même devenue un espace paradoxal dans lequel les besoins en littératie numérique et médiatique de base le disputent aux besoins en compétences transversales.
L’EMI face au numérique comme fait culturel complexe
C’est en cela que l’EMI a besoin d’opérer sa propre mutation pour entrer de plain-pied dans les compétences du XXIe siècle, notamment en évoluant vers la maîtrise des effets et usages des données, des algorithmes et de l’IA, et pas seulement de la presse. Il faut en effet qu’elle soit conçue comme une compétence transversale et comme un enseignement transdisciplinaire. Au même titre que savoir lire, écrire et compter sont enseignés pour eux-mêmes et servent aussi tant aux mathématiques qu’à la biologie ou l’histoire.
Il faut désormais savoir naviguer et publier en ligne, faire preuve d’esprit critique pour discerner l’information de qualité, créer des contenus pertinents et innovants, assurer sa présence en ligne, fonctionner en mode projet, résoudre des problèmes complexes, voire des conflits (dans le cas de la désinformation). Ces compétences s’ajouteront à celles nécessaires en conception, design et programmation pour les employés et les citoyens de l’ère numérique, comme le signale le rapport WEF, « The Future of Jobs ».
L’EMI participe de la culture générale indispensable pour combler le déficit actuel de compréhension du numérique et lui donner une dimension éthique et humaniste, sans se désengager du combat des valeurs démocratiques et émancipatrices. Les besoins sont énormes pour assurer le bien-être en ligne, la connaissance des responsabilités et droits numériques et anticiper au lieu de subir, comme l’ont démontré les perturbations profondes de la crise sanitaire, la désinformation, et la formation à distance pour tous. Et cela passe par l’école car celle-ci reste la plus grande ressource pour atteindre tous les territoires et aplanir les disparités sociales et économiques.
Les acteurs de l’EMI, dans et hors l’école, doivent continuer à se structurer, tout en gardant leur diversité et en développant leurs complémentarités. Ils ont besoin d’un espace où penser et développer l’EMI, à la manière numérique, sur une base de co-régulation, multi-sectorielle, qui ne reproduise pas les silos pré-numériques. Moins une cellule interministérielle comme le préconise le rapport Lumières à l’ère numérique qu’une instance indépendante en réseau. Ce pourrait être une plate-forme commune et décentralisée à la fois pour une coordination constructive et participative. Peut-être la solution est-elle chez les jeunes, avec une « app » EMI. Le tout financé par une petite fraction de l’impôt de 15 % sur les géants du numérique, pour se donner des moyens à la hauteur des enjeux.
Divina Frau-Meigs, Professeur des sciences de l'information et de la communication, Auteurs historiques The Conversation France
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