Par Arnaud Billion, EM Lyon
Les avancées de la robotique et de l’informatique cognitive permettent d’envisager à très court terme une « autonomie » assez large pour les robots ayant accès à une intelligence artificielle (IA), en particulier une autonomie créative.
En effet, les IA dotées de facultés d’apprentissage contribuent, et vont contribuer toujours plus au monde des créations, y compris dans des domaines traditionnellement qualifiés d’artistiques, littéraires ou inventifs.
Ainsi, les IA se sont mises à générer des lignes de codes, et ceci correspond à une production intellectuelle, et artistique, qu’elle soit littéraire ou musicale. À titre d’exemples, on peut lire ceux donnés par le site Intelligence artificielle (qui pour le reste se complaît dans l’anthropomorphisme) : amélioration d’images à faible résolution, génération de personnages de jeux vidéo, écriture de morceaux de musique.
Il faut néanmoins encadrer de larges guillemets le mot « autonomie » : ces machines spontanément, tombent en panne ; les règles qu’elles se donnent sont purement formelles : ce ne sont que des règles de calcul, et pas des normes conçues, considérées, et admises comme lois par les agents numériques. On est ici bien loin de l’autonomie comme composante de la liberté des modernes. C’est-à-dire celle d’agents qui peuvent eux-mêmes reconfigurer leur règle d’action, parce qu’ils y comprennent quelque chose et cherchent à accomplir leur volonté propre.
Pourtant, l’illusion est tenace.
Les experts qui ont participé à ces avancées peuvent alors, bercés de représentations cybernétiques, s’identifier au docteur Frankenstein, à qui sa créature échappe en se personnifiant. Les robots dotés de fonctions d’autoapprentissage semblent capables de corriger eux-mêmes leurs erreurs et d’inventer de nouvelles solutions, de manière assez imprévisible : on se met alors à parler de créativité autonome.
Les robots corrigent bien leurs paramètres, mais seulement dans la couche haute, « logicielle » du système (autrement dit : un programme d’autoapprentissage qui s’arrête, ne se remettra pas en marche, et ne se reconfigurera pas pour éviter l’écueil à l’avenir). Deuxièmement, s’il y a production automatique de nouveaux algorithmes, cela reste une production semi-aléatoire de code logiciel : on ne disposera d’une « nouvelle solution » que dans la mesure où quelqu’un (un être humain), y trouvera intérêt, et un nouveau moyen de l’implémenter.
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Une telle explication technique, anti-anthropomorphique, ne convaincra néanmoins que les informaticiens. Le commun des mortels continuera à se demander si l’on peut parler de créativité et d’œuvre artificielle.
Or le juriste (en particulier celui qui se préoccupe de propriété intellectuelle) peut éclairer cette question de la créativité des IA. Il dispose en effet d’une référence, le droit d’auteur, longuement élaboré et démocratiquement délibéré. Sa première question sera de savoir si les productions artificielles peuvent être qualifiées « d’œuvres de l’esprit ».
Le droit d’auteur en France
Sans remonter aux origines (au moins l’imprimatur papale et les patentes royales), le développement du droit d’auteur en France est fortement lié à l’époque révolutionnaire. La propriété de l’auteur sur son œuvre est alors perçue comme « la plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, la plus personnelle de toutes ». La justification est le talent de l’écrivain et sa contribution à l’édification commune : Victor Hugo s’exclamera « l’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre ! ». Ainsi, l’auteur de l’œuvre se voit reconnaître un monopole sur sa création. C’est en fait comme si les idéologies successives s’étaient emparées du droit d’auteur. L’école de Chicago saura proposer des modèles mathématiques d’optimisation de ses règles en vue de sa plus grande efficience sur le marché.
Les développements techniques et technologiques, à partir du XIXe siècle, ont ouvert la voie à un élargissement du domaine d’application du droit d’auteur : protection de l’aspect immatériel des photographies, des enregistrements audio, des œuvres cinématographiques, etc., jusqu’à trouver une application pour le programme logiciel, dont les lignes de code ne sont rien d’autre qu’un texte écrit dans un certain langage. La propriété de ce code est attribuée à la personne qui l’a écrit, comme le serait un roman, dans la mesure où ce code est original.
La production des IA, une œuvre originale ?
Nous pouvons alors ici passer le cas de la production artificielle au filtre de la notion d’œuvre originale, autour de laquelle s’articule le régime du droit d’auteur. Nous découvrirons s’il est juridiquement correct de parler d’œuvres artificielles, dont il s’agirait ensuite d’attribuer la titularité.
La jurisprudence européenne mobilise plusieurs notions et conditions autour de cette question de l’œuvre originale (l’identification précise et objective, l’absence de trop forte contrainte technique, la règle de l’effet utile, l’absence d’emprise sur les idées, etc.) L’analyse permet d’affirmer qu’elles s’articulent globalement autour d’un schème (qui s’avère être aussi une règle du Code français de la propriété intellectuelle) : celui de la conception réalisée.
Le même juge fait également droit au très central critère d’originalité. Il l’entend souvent comme la « marque de l’apport intellectuel propre à l’auteur. » Comment comprendre juridiquement l’expression ? L’apport intellectuel de l’auteur, c’est celui qu’il a pu concevoir dans son esprit créatif. Il ne fait pas que concevoir l’œuvre, il la réalise (il en fait quelque chose de concret). D’où la possibilité qu’il marque l’œuvre de son apport intellectuel propre.
La notion d’« œuvre originale » appliquée au cas artificiel
Revenons aux créations des agents numériques. Ceux-ci ne « conçoivent » rien : c’est le propre du langage informatique (un langage formel calculable) de ne véhiculer aucune signification.
Les instructions informatiques sont dénuées de sens, et le programme informatique n’est pas une pensée. Il est l’assemblage de toutes les instructions ; au mieux (lorsque le logiciel est stable et bien programmé), il fournit un ou des outputs, dont on ne peut pas dire qu’ils procèdent d’une conception… sauf à exhiber le fameux « algorithme ». Il est vrai que d’un certain point de vue, parler de l’algorithme permet de décrire la logique du code, ce qu’on cherche à faire à travers lui. Mais un programme logiciel est composé de très nombreux algorithmes qui d’ailleurs, doivent être implémentés, autant dire : dégradés en formulations de programmation.
Nous sommes ici bien éloignés du créateur humain qui a l’idée de faire œuvre, décide d’une stratégie créative, et mobilise ses idées en vue d’une création.
Dès lors qu’aucune « conception » n’est présente, la « réalisation » est celle d’autre chose. La réalisation des agents numériques, ou celle des opérateurs humains autour du système d’IA, c’est la production technique d’un output technique, à travers un process technique. Que ce dernier soit purement déterministe, ou partiellement aléatoire, ne change rien à l’affaire. Le travail créatif des programmeurs logiciel par exemple, concerne la machine productive, pas la production. Dès lors, l’output global du système ne peut juridiquement pas être appelé « œuvre de l’esprit ». Si l’on cherche des œuvres, on les trouve éventuellement au cours du processus pré-aléa. Ce sont des œuvres logicielles, autrement dit du programme capable de générer la production artificielle. On les trouve encore comme données d’entrées de tout ce processus. Mais nullement en sortie.
La production artificielle ressemble comme deux gouttes d’eau à la création humaine, mais n’a pas été produite comme une œuvre. D’ailleurs, elle est le plus souvent sérielle (comme les Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau) : on a affaire à un très grand nombre de produits artificiels. C’est pire encore : elle est sérielle et continue ; c’est-à-dire que les outputs (dans lesquels nous reconnaissons éventuellement des œuvres) s’accumulent dans des bases de données tant que personne n’a songé à arrêter la machine.
Il n’y aurait dès lors aucun sens, économique ou juridique, à privatiser cette production à travers le droit d’auteur.
Le règne des machines à gouverner
Pourquoi persistons-nous à croire aux « robots créatifs » ? Formulons une hypothèse pour expliquer la puissance de cette illusion. Depuis au moins la période moderne, se déploient ce que l’on appelle des « machines à gouverner ».
Ce sont d’abord les lois, procédures puis tous les programmes logiciels. On peut les assimiler dans une catégorie unique, parce qu’ils contiennent tous des prescriptions formelles opérables logiquement. En effet le commandement juridique, au cours de la modernisation du droit sera toujours plus systématisé (on songe à son organisation dans des codes), formalisé exactement (ce qui fait aujourd’hui l’objet de la science dite légistique) de manière à être très bien exécuté (prépondérance du « syllogisme juridique »). Or un système d’instructions formelles calculables n’est rien d’autre qu’un programme logiciel.
Ainsi, le projet juridique moderne s’accomplit dans l’informatique ; ou encore : l’ordinateur est l’environnement de test de la modernité politique.
Le règne des machines à gouverner c’est donc le déploiement incessant depuis des siècles de ces commandements juridiques (et commandes informatiques). Ces millions de prescriptions, plus ou moins instrumentées pour être obéies, sont toujours plus efficientes dans un système (d’information) et toujours moins efficaces dans la réalité. Cette dégradation, qui est aussi celle du « gouvernement » en « gouvernance » est inévitable.
Donnons quelques raisons (techniques et non idéologiques) de l’échec annoncé des modernes, en tant qu’ils s’appuient sur la prescription légale puis informatique :
pour être calculée, l’instruction formelle doit être dénuée de signification ;
on ne dispose jamais par avance du modèle gouvernant pertinent, encore moins du modèle complet ;
les mécanismes qui président aux reconfigurations du système sont bien plus dépendants de contingences diverses, que d’un pur volontarisme éclairé ;
trop nombreuses, les prescriptions vouées à être traitées logiquement paralysent un système pris de contradictions logiques.
Nous sommes donc pris dans un système artificiel, fait de normes, de règles et de procédures, système globalement non signifiant. Sous le règne des machines à gouverner, nous perdons le sens commun, et la charge de la preuve s’est globalement renversée en faveur du modèle, contre la vie. Réduisant le territoire à la carte, le projet moderne nous a enfermé dans un monde absurde… un monde (ou plutôt sa représentation) théoriquement calculable, mais fort peu praticable. La loi, rédigée à l’avance et souvent gravée dans le silicium, ne laisse que peu de place au bien-faire en circonstance : occupé à obéir formellement (à exécuter l’instruction, si je suis un robot) je n’ai aucune opinion sur le caractère souhaitable de cette obéissance. S’il m’arrive de bonnes choses, ce n’est plus du fait d’une mobilisation vertueuse, mais seulement par hasard.
Gageons alors que les juristes trouveront un moyen de consacrer juridiquement (à travers une nouvelle série de prescriptions très formelles) les outputs de la machine.
Arnaud Billion, Doctorant, AI/IT ethics and sustainability, EM Lyon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.