Par Emilie Potin, Université Rennes 2
La généralisation des écrans fait résonner dans l’espace public de nombreuses inquiétudes sur le développement des enfants comme sur les pratiques à risque des adolescents. Les réactions sociales liées à leurs usages numériques se centrent principalement sur les risques et les dangers.
Les questions de sexualité juvénile éveillent les attentions qu’il s’agisse de l’accessibilité des contenus pornographiques en ligne, de l’échange et de la diffusion de sextos ou de la prostitution des mineurs. Du côté de l’école, l’accent est mis sur le harcèlement, le cyberharcèlement constituant là une nouvelle catégorie du langage courant et un problème public. Enfin, pour le développement neurologique et cognitif des enfants, l’exposition aux écrans fait l’objet de mobilisations du côté des experts en santé publique.
Sans vouloir faire fi de la réalité des risques et des dangers que comportent les écrans, il s’agit ici de décaler la focale du problème public vers des usages qui bénéficient de moins de visibilité. Or, dans la diversité des dispositifs techniques, les usages socionumériques s’inscrivent dans un large spectre de possibilités.
Au vu des inquiétudes affichées publiquement aujourd’hui, s’intéresser à leur intérêt relationnel pour des mineurs concernés par une mesure de protection de l’enfance peut s’apparenter à une forme de provocation. Sans pour autant développer une vision enchantée des usages de ces dispositifs, il est important de comprendre en quoi et comment ils permettent de se raccrocher à des univers sociaux et familiaux.
Rappelons que la mesure de placement au titre de l’assistance éducative sépare, en termes de lieu de vie, enfant, fratrie et parent au nom du danger pour le mineur (art. 375 du code civil). Les droits de visite, d’hébergement et de correspondance attribués par le juge des enfants aux parents assurent le maintien du lien familial malgré la séparation.
À côté de ces droits, et de manière progressive, se sont développées des correspondances numériques qui font partie aujourd’hui de « l’ordinaire » des pratiques de communication. Elles ouvrent un champ des possibles dans le « faire famille » à distance. Dans les trajectoires des mineurs séparés de tout ou partie de leur entourage, sur quels registres la mobilisation des dispositifs socionumériques se réalise-t-elle ?
Ajuster la relation à distance
Le premier registre est celui d’un ajustement des liens sur l’espace socionumérique. Les dispositifs socionumériques offrent une scène qui accompagne la trajectoire résidentielle du mineur (de la famille d’origine à la famille d’accueil, d’un lieu d’accueil à un autre…) et les recompositions relationnelles dans son (ou ses) espace(s) de vie (rester en lien avec un beau-parent, une sœur d’accueil…). Les relations socionumériques peuvent préexister ou s’activer lors de la séparation.
Au moment du départ ou de la recomposition, des droits d’équipement ou d’accès sont offerts aux mineurs : obtention d’un smartphone, ouverture d’un compte sur un réseau social ou encore accompagnement des plus jeunes sur des dispositifs spécifiques (échanges vidéophoniques par exemple).
Le choix du mode de communication (se voir en visio, envoyer un message écrit, adresser une photo, publier une vidéo sur les réseaux…) permet au mineur d’ajuster les dispositifs mobilisés au type de relation souhaitée sur un registre allant de forme de co-présence continue à des échanges ponctuels, de la mobilisation d’une multitude d’applications à l’exclusion de l’espace socionumérique. La transposition technique recompose également les supports de la relation et conséquemment l’amène à se transformer.
[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
Dans le cadre de relations horizontales soutenues, certaines fratries se servent des dispositifs socionumériques pour prolonger la relation à distance malgré l’éloignement des lieux de vie et la faiblesse des rencontres physiques. Les échanges sont des récits du quotidien qui s’alimentent par des photos, des textos, des appels téléphoniques ou visiophoniques.
Les plus jeunes cherchent des conseils auprès des aînés. Les plus grands cherchent à contrôler ce qui se passe en leur absence, à avoir un œil sur la vie familiale, les activités sociales et le travail scolaire, comme le raconte cette jeune femme de 18 ans, en accueil en Maison d’enfants à caractère social :
« Par SMS, je demande (à ma sœur) si ça va. Si l’école, ça se passe bien, si ses notes remontent. Si le foot ça se passe bien. Ce n’est pas trop son truc, l’école. J’essaie de suivre un peu. Mais je n’arrive pas à me connecter sur son truc (ENT). Du coup, je lui demande. Et, je sais si elle ment. Si elle ment, c’est que, elle ne veut pas me donner toutes les notes qu’elle a eues. Quand elle ne ment pas, elle me dit : “Si tu veux, je te montre une photo.” Elle me demande, quand elle a des disputes avec ses amis, quand elle veut acheter des vêtements et tout, je la conseille un peu. Quand on est sur Skype, elle me montre des tenues aussi. »
Se retrouver
Le deuxième registre relève de l’activation des liens via les ressources des réseaux en ligne. Dans beaucoup de situations de placement, les frères et sœurs connaissent des expériences familiales éloignées, résidant tantôt avec la mère, tantôt avec le père, ou éventuellement pris en charge au sein de la famille élargie (grands-parents, oncle ou tante).
Dans la trajectoire familiale, ces modes de vie très différents au sein de la fratrie sont alimentés par des ruptures conjugales, des recompositions familiales pour l’un et/ou l’autre parent, des difficultés parentales dans la prise en charge des enfants. Ces différents éléments créent des tensions qui peuvent alimenter de la distance dans les relations familiales horizontales et verticales. La mesure de placement accentue ce phénomène, car les décisions de placement sont rarement synchronisées pour l’ensemble de la fratrie et les lieux d’accueil diffèrent d’un enfant à l’autre.
Teddy a neuf frères et sœurs et il est le seul enfant de la fratrie à être placé. Ses parents ont eu deux enfants en commun mais sa sœur réside avec son père à l’étranger et il n’a jamais vécu avec elle. Son père a par ailleurs quatre enfants issus de deux unions différentes que Teddy n’a jamais rencontrés. Sa mère a cinq enfants, dont trois avec des compagnons autres que son père et il a vécu quelques années avec son demi-frère, à la charge aujourd’hui de son beau-père.
De dimension variable, les situations familiales offrent un canevas de liens qui se nourrit des lieux de vie, des trajectoires conjugales, des recompositions, des âges et des expériences afférentes dans la fratrie. Certains membres de la famille se sont seulement « croisés » par le passé (quand l’arrivée des uns s’est faite après, ou au moment, du départ des autres) ou ont été informés tardivement des existences mutuelles (quand les secrets de famille ou les conflits ont gommé une partie de l’arbre de famille). Dans ce cas, la mise en visibilité par les réseaux socionumériques des réseaux familiaux permet une accessibilité inédite. Elle amène à activer ou à réactiver des liens avec un parent ou celui qui est reconnu comme tel, qu’il soit père ou mère, beau-père ou belle-mère, parent d’accueil, frère ou sœur, demi-frère ou demi-sœur, frère ou sœur d’accueil…
« Je pense que si je n’avais pas eu les réseaux, j’aurais attendu peut-être encore 10 ans avant de les retrouver, quoi. Parce que, déjà, mon frère, mon grand frère et, ma petite sœur, mon autre grand frère, mes petits frères. Je pense que je ne les aurais jamais rencontrés… En fait, sans Internet, je n’aurais pas pu les retrouver. » (Jeune homme, 17 ans, accueil en MECS)
Se retrouver et prendre contact ne présage pas de la force des liens pour demain mais permet aux mineurs de participer à la constitution/reconstitution de leur réseau relationnel.
Garder les liens en mémoire
Enfin, le troisième registre rend compte de la mémorisation des liens. Carnets de contact dans la mémoire électronique, archives enregistrées ou traces numériques marquent des affiliations qui se sont inscrites dans la trajectoire du mineur.
Cependant, parce que les trajectoires individuelles sont inscrites sur des aspirations et des expériences singulières, parce que la protection s’inscrit sur un contrat d’accueil délimité dans le temps, avoir fait partie du même univers familial ou d’accueil ne suffit pas pour vouloir alimenter le lien. Dès lors, sans être pour autant méconnus ou défaits, ces liens restent en mémoire et sont potentiellement mobilisables.
« Mon grand frère [vit à 800 km] maintenant, en fait, on est un peu loin. Du coup, je le laisse un peu… vivre sa vie. Mais il est conscient que je suis là. Que je suis toujours là. Mais on se laisse un peu vivre. Ma petite sœur, c’est à peu près pareil. C’est ma vraie petite sœur. Mais vu qu’on a été séparés, et on a grandi tous les deux, chacun de notre côté. Maintenant, c’est un peu difficile de lui parler. » (Jeune homme, 17 ans, accueil en MECS)
De la continuité à la rupture, du partage du quotidien à la veille, les liens peuvent s’étendre à la famille élargie et les fréquences, les dispositifs et les destinataires se gèrent en fonction des volontés réciproques, de manière autonome. Les relations familiales par la correspondance numérique s’ajustent aux conjonctures individuelles plus qu’à la manière dont le maintien des liens est pensé par le système de protection de l’enfance.
Emilie Potin, Sociologue - Maîtresse de conférence HDR, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.