Moins chère, aussi performante voire plus rapide et ouverte : l’intelligence artificielle chinoise DeepSeek, annoncée ce week-end, constitue comme un coup de tonnerre pour les sociétés américaines de l’IA – même si DeepSeek est soumise dans ses réponses à la censure chinoise.
La Silicon Valley pensait, en effet, avoir une longueur d’avance indétrônable dans la course mondiale à l’intelligence artificielle. C’était donc sans compter sur l’irruption d’une petite start-up chinoise – appartenant toutefois à High-Flyer, un fonds spéculatif chinois – et son modèle d’IA R1, en tête des téléchargements sur l’App Store, devant le tout-puissant ChatGPT de l’américain OpenAI…
Les Chinois semblent avoir surmonté l’embargo sur les puces américaines
Le plus sidérant est que les Chinois semblent avoir surmonté l’embargo sur les puces américaines de Nvidia dédiées à l’IA et sont parvenus à de spectaculaires résultats avec des moyens annoncés dérisoires : 5,6 millions de dollars d’investissement, quand les géants américains engloutissent des dizaines de milliards dans leurs modèles d’IA.
Le patron d’OpenAI Sam Altman lui-même a dû reconnaître que les performances de R1 étaient « impressionnantes », surtout au regard de son coût de développement. Une réussite qui détonne dans un secteur habitué aux investissements pharaoniques. Le 21 janvier à la Maison Blanche, Donald Trump lançait, avec OpenAI, Oracle et SoftBank, le projet StarGate représentant 500 milliards de dollars d’investissements…
L’onde de choc a été immédiate à Wall Street. Nvidia a vu près de 590 milliards de dollars partir en fumée en une seule séance. Une dégringolade historique qui témoigne de l’anxiété des marchés face à ce nouveau paradigme : et si les colossaux investissements dans l’IA n’étaient pas la clé du succès ? Cette question taraude désormais les investisseurs, habitués à associer performance et moyens financiers.
Un « moment Spoutnik »
Car DeepSeek a réussi l’impensable : développer un modèle rivalisant avec les meilleurs, sans avoir accès aux précieuses puces H100 de Nvidia, fleuron américain interdit d’exportation vers la Chine. Comme le souligne le Financial Times, « la question aujourd’hui n’est plus forcément de savoir qui développe les meilleurs modèles d’IA, mais qui saura mieux les appliquer à des tâches réelles. »
Un changement de paradigme qui bouscule toutes les certitudes. Certains crient à la tricherie, à l’image d’Elon Musk qui soupçonne DeepSeek d’accéder secrètement aux composants interdits. D’autres y voient un « moment Spoutnik », selon l’expression de l’investisseur Marc Andreessen, en référence au choc provoqué par le premier satellite soviétique en 1957. Une comparaison qui en dit long sur l’ampleur de la secousse dans la Silicon Valley.
Le vivier de talents chinois
The Spectator rappelle une réalité qui dérange : « Chaque année, la Chine produit davantage de diplômés universitaires dans les domaines des sciences naturelles, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques que l’ensemble du reste du monde. » Un vivier de talents qui explique en partie cette percée spectaculaire, couplé à une approche radicalement différente de l’innovation.
Cette irruption de DeepSeek marque un tournant majeur dans l’histoire de l’IA. Elle démontre qu’une approche frugale et innovante peut rivaliser avec les moyens illimités des géants américains. Plus encore, elle rebat les cartes de la géopolitique technologique mondiale. La suprématie occidentale, longtemps considérée comme acquise, vacille face à une Chine qui prouve sa capacité à innover différemment, avec moins de moyens mais plus d’agilité.
Comme l’analyse La Stampa, « il s’agit désormais d’un match, d’un véritable match ». Les États-Unis entendent bien rester leaders. Avec le projet StarGate, comparable au mythique projet Manhattan ; et avec des investissements massifs. Microsoft prévoit 80 milliards d’investissements cette année, quand Meta en promet au moins 60.
Mais personne n’est en mesure de dire quelle sera l’issue de cette course aux armements technologiques qui s’accélère.
Où est l’Europe ?
Face aux avancées américaines et chinoises, l’Europe apparaît comme la grande absente de cette confrontation, et court le risque de se retrouver cantonnée au rôle de simple spectatrice, malgré son expertise en matière de régulation – de nombreux ingénieurs européens spécialistes de l’IA travaillent aux États-Unis. Une position inconfortable qui pourrait la condamner à dépendre technologiquement des deux superpuissances et se contenter de réguler l’IA.
Le débat s’est d’ailleurs installé dans l’Union européenne sur ce thème : des voix s’élèvent pour dénoncer une obsession régulatrice qui se ferait au détriment de l’innovation et de l’investissement dans la recherche. « Pendant que les USA avancent et innovent, nous préférons réguler, taxer et critiquer. Le mépris et la peur nous tuent. Réveillons-nous » a récemment lancé Rafik Smati, entrepreneur du numérique. Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique est moins pessimiste. « Impressionnant l’effet de DeepSeek sur l’écosystème IA. Il y aura visiblement des répercussions sur l’ensemble de la chaîne de valeur. L’IA pourrait bien être beaucoup plus concurrentielle (ce qui bénéficie mécaniquement à l’Europe) que l’on pourrait le penser », estime-t-il.
Reste à savoir si l’Europe est en capacité de développer des modèles IA ou soutenir massivement ceux qui existent déjà comme le Français Mistral AI.
L’annonce chinoise intervient à quelques jours de la tenue à Paris du Sommet international sur l’IA, du 6 au 11 février, qui doit, selon Emmanuel Macron, permettre de « bâtir une IA de confiance sûre » et de « définir un cadre de gouvernance international inclusif et efficace ».