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Covid, réseaux sociaux : comment la culture complotiste a fait son nid en France

 

covid

Par Olivier Guyottot, INSEEC Grande École

Selon un certain nombre d’enquêtes, l’épidémie mondiale de Covid-19, associée à l’usage des réseaux sociaux, aurait joué un rôle clé dans la diffusion de la culture complotiste. Désormais, cette dernière n’est plus strictement minoritaire. En 2023, 51 % des électeurs de Marine Le Pen et 50 % de ceux de Jean-Luc Mélenchon déclaraient croire aux théories du complot. Aux États-Unis, 55 % des citoyens adhèrent à ces théories.


Le Covid-19 a donné lieu à une multiplication des thèses complotistes en France et partout dans le monde. On peut citer par exemple celle affirmant que le virus a été volontairement élaboré en laboratoire ou celle imputant le développement de la pandémie au déploiement de la 5G.

Les thèses complotistes (ou conspirationnistes) ne sont pas nouvelles et de nombreux chercheurs ont mis en lumière, en particulier depuis les années 2000, les modes de structuration, les mécanismes rhétoriques, les logiques d’adhésion ou les conditions du développement de la théorie du complot. La pandémie mondiale a néanmoins semblé marquer comme, avant elle, les attentats du 11 septembre 2001 une accélération de sa diffusion.

L’étude « YouGov Cambridge Globalism Project – Conspiracy Theories » montre ainsi qu’en 2021, 28 % des personnes en France pensaient qu’une minorité d’élite gouverne secrètement le monde, contre 21 % juste avant l’apparition du Covid. Deux ans plus tard, une enquête menée par l’IFOP et le site Amb-USA.fr montre que 29 % des Français croient toujours en l’efficacité du traitement anti-Covid à la chloroquine du professeur Raoult et que 35 % adhèrent désormais aux théories du complot (ces données atteignent respectivement 39 % et 55 % pour les citoyens des États-Unis).


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C’est la raison pour laquelle nous essayons de comprendre, dans cet article inspiré d’un projet de recherche pour le centre de recherche de l’Inseec Grande École et du groupe d’enseignement supérieur européen OMNES Education, les éléments qui peuvent expliquer une telle progression. Nous mettons notamment en lumière les caractéristiques qui renvoient aux racines historiques de ce phénomène et les attributs qui illustrent les spécificités de ses formes les plus récentes.

Des liens très forts avec les fondamentaux des thèses complotistes passées

Le complotisme politique peut se définir comme une théorie affirmant qu’il existe des minorités, aux activités souterraines et secrètes, qui parviennent à dissimuler la vérité et à déterminer le cours de l’histoire grâce aux complots qu’elles fomentent. Ces complots sont mis en place par une élite qui en tire ainsi profit au détriment des intérêts de la majorité.

La force du complotisme tient dans sa logique. L’absence d’éléments permettant de mettre au jour le complot démontre justement son existence. L’irruption de preuves démontrant son inexistence ne prouve rien, car ces dernières ne font que dissimuler un complot plus large.

Les « Protocoles des sages de Sion », exemple marquant de la théorie du complot, illustrent parfaitement cette logique. Ce soi-disant pacte secret scellé par les juifs pour arriver à dominer le monde est un faux inventé par la police russe au sortir de la Première Guerre mondiale. Pourtant, quand le Times révèle, le 18 août 1921, que ce document est un montage, Jacques Bainville, l’un des dirigeants de l’Action française, justifie malgré tout son existence et affirme :

« Il est possible que les Protocoles ne soient qu’un faux… Et alors… Qu’est-ce que cela prouve au sujet des bolchéviques et des juifs ? Absolument rien. »

La théorie du complot interroge ainsi les conceptions de l’histoire et de la vérité. Pour la chercheuse Valérie Igounet, le complotisme propose

« un récit “alternatif” qui prétend bouleverser de manière significative la connaissance que nous avons d’un événement et donc concurrencer la “version” qui en est communément acceptée, généralement stigmatisée comme “officielle” ».

Le complotisme apparu depuis le Covid ne diffère pas vraiment de ses versions passées et corrobore l’affirmation de Valérie Igounet selon laquelle les thèses se renouvellent « pour l’essentiel par l’actualisation de mythes complotistes préexistants ». Selon les réseaux complotistes, le refus des autorités médicales françaises d’utiliser le traitement à la chloroquine du professeur Raoult pour soigner le Covid n’était ainsi pas un hasard. Ce rejet d’un remède peu coûteux visait en réalité à laisser le champ libre à la commercialisation d’un nouveau vaccin synonyme d’énormes gains financiers pour une industrie pharmaceutique agissant au service de supposés intérêts financiers juifs. Et faisait ainsi écho au mythe antisémite associant les juifs à l’appât du gain.

Les théories du complot post-Covid ont aussi conservé la même logique. Tout élément posant question ou éveillant la surprise est élevé au rang de preuve irréfutable et est perçu comme forcément intentionnel. Loin de proposer une version alternative claire et cohérente au récit des médias traditionnels, le complotisme inspiré par le Covid se nourrit de « coïncidences prétendument troublantes » pour contredire et discréditer la vérité officielle, qu’il s’agisse de l’origine du virus, du port du masque ou des effets secondaires du vaccin.

À l’instar des thèses conspirationnistes portant par exemple sur les origines de la Révolution française, l’affaire Dreyfus ou la Seconde Guerre mondiale, le complotisme lié au Covid possède aussi une importante dimension politique. Les nouvelles théories du complot continuent ainsi d’exercer un pouvoir d’attraction plus fort que la moyenne sur les franges de droite et de gauche les plus extrêmes de l’échiquier politique. Selon l’enquête de 2023 de l’IFOP, 51 % des électeurs de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2022 et 50 % de ceux de Jean-Luc Mélenchon déclarent ainsi croire aux théories du complot.

L’extrême droite reste un acteur clé du développement de la « complosphère ». À travers, par exemple, les théories complotistes véhiculées par Donald Trump remettant en cause les fondements de la démocratie étatunienne. Ou des plateformes conspirationnistes comme le site consacré aux écrits d’Alain Soral Égalité & Réconciliation (E&R) en France.

Ce que le Covid a révélé de nouveau et spécifique

Mais le complotisme a aussi évolué au moment du Covid avec un élargissement de son audience et une banalisation et une instrumentalisation politique toujours plus fortes.

Le complotisme se distingue des périodes antérieures en raison de ses liens avec Internet à une époque où les réseaux sociaux sont devenus une des principales sources d’information. Pour le chercheur Alessandro Leiduan, les réseaux sociaux ont réduit « le temps nécessaire à l’incubation sociale » des thèses complotistes et ont élargi « l’espace territorial soumis à leur influence ».

Des chercheurs états-uniens ont étudié l’impact des liens entre la pandémie et les réseaux sociaux sur les populations et ont conclu à une perturbation généralisée des structures cognitives et sociales. Face aux incertitudes, les individus se sont majoritairement tournés vers les réseaux sociaux pour s’informer et se rassurer. Ce moment les a rendus plus ouverts au rejet des récits officiels et de la parole des experts.

Pour le sociologue Laurent Cordonier, le succès du complotisme inspiré par le Covid est aussi lié à la peur que ce dernier a générée, à sa médiatisation et au fait qu’il ait affecté les individus dans leur vie quotidienne. Ceux-ci ont eu à la fois peur pour leur santé et pour leur emploi tout en ayant la sensation de ne rien pouvoir contrôler. La forte médiatisation de la crise a augmenté ce que Laurent Cordonier nomme « la surface de contact » entre la réalité vécue par les gens et les théories conspirationnistes.

Les questions et les incertitudes, légitimes, qui ont entouré le Covid ont aussi changé le rapport des citoyens à la parole scientifique et à la parole publique. Comme le montre Alessandro Leiduan, dans un entretien « La théorie du complot à l’heure de la pandémie de Covid », ces doutes ont été la source d’une méfiance généralisée à l’encontre des scientifiques et des autorités, qui perdure aujourd’hui. Ce faisant, la sensibilité aux thèses complotistes dépasse désormais les cercles des individus psychologiquement instables, ou en situation de vulnérabilité, et des groupuscules politiques et concerne une frange plus large de la population.

Au-delà de sa banalisation, le complotisme est aussi devenu « un nouvel outil de disqualification de la parole adverse », comme le souligne la chercheuse Camille Némeau. Depuis le Covid, l’accusation de complotisme est désormais reprise par l’ensemble des forces politiques de tous bords pour discréditer opposants et contradicteurs. Cette évolution témoigne de l’importance prise par ce phénomène. Mais aussi de son instrumentalisation politique croissante et des difficultés qu’il faudra surmonter pour le voir reculer.The Conversation

Olivier Guyottot, Enseignant-chercheur en stratégie et en sciences politiques, INSEEC Grande École

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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