Par Clotilde Champeyrache, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Un rapport européen analyse les mutations de la criminalité liées au numérique et à l’intelligence artificielle. Quel est le nouveau visage du crime ? Quelles sont les permanences ? Quelles politiques publiques pour répondre aux menaces, au-delà du narcotrafic, qui cristallise l’essentiel de l’attention politique et médiatique en France ?
Comme tous les quatre ans, Europol, l’agence de coopération policière européenne, a publié en mars dernier son rapport UE-Socta faisant le point sur la menace posée par la grande criminalité organisée en Europe. À partir des informations fournies par les États membres de l’Union européenne (UE) et des États tiers associés, Europol y analyse « les principales menaces criminelles, la dynamique des réseaux criminels et les tendances émergentes ». Cette synthèse permet d’établir des priorités dans la lutte que l’UE se doit de mener dans le champ de la criminalité et de proposer des moyens d’adapter cette lutte aux évolutions du panorama criminel.
L’accent est mis tout particulièrement sur les enjeux du numérique et sur une « hybridation » du crime. La lecture du document fait opportunément prendre du recul par rapport à la focalisation française actuelle sur le trafic de stupéfiants. Cependant, les évolutions observées ne doivent pas faire oublier les permanences de la criminalité organisée.
Les enjeux du numérique
Le rapport EU-Socta 2025 dresse un panorama du crime européen sous plusieurs angles : secteurs d’activités, dynamiques, tactiques et géographie sont analysés. Le recours accru aux nouvelles technologies, aux plateformes digitales et les risques d’appropriation criminelle des possibilités offertes par l’intelligence artificielle sont amplement soulignés.
Internet est attractif pour les réseaux criminels : des activités criminelles sont à la fois permises, amplifiées et masquées par le monde online. L’intelligence artificielle est, elle, porteuse de risques majeurs par sa capacité à augmenter la rapidité, l’échelle et la sophistication de la criminalité organisée. Elle permet par exemple d’amplifier les fraudes et arnaques grâce aux deepfakes). Ces risques font d’ailleurs déjà l’objet d’une réflexion de l’Université des Nations unies qui œuvre, depuis 2021, à l’élaboration d’une Convention internationale afin de contrer l’utilisation des technologies de l’information et de la communication à des fins criminelles.
Les débats ont notamment établi une distinction entre des crimes « cyber-dependent », c’est-à-dire réalisables uniquement via l’espace cyber (soit la cybercriminalité au sens de « crime high-tech »), et des crimes « cyber-enabled », à savoir des crimes potentialisés par le cyber, mais qui existaient déjà auparavant (comme peut l’être le trafic de substances prohibées en ligne).
Répondre à ce déploiement des activités criminelles en ligne suppose que les services d’enquête eux-mêmes se forment à ces nouvelles technologies. Cela pose par ailleurs la question du contrôle régalien sur un espace Internet échappant par essence à la réglementation. L’arbitrage entre les devoirs de coopération avec les forces de l’ordre des prestataires de certains services dévoyés par le crime et le respect des libertés individuelles reste une ligne de crête complexe à gérer. La problématique risque d’alimenter nombre de débats politiques et juridiques dans les années à venir.
L’arrestation du patron de Telegram), en France, illustre ce bras de fer. Il en va de même pour le bras de fer aux États-Unis opposant les partisans d’une mise en ligne des plans d’impression d’armes en 3D et la justice).
Instabilité géopolitique et hybridation de la menace
L’instabilité géopolitique est aussi désignée comme un facteur favorisant l’expansion des réseaux criminels. Les conflits par nature alimentent les trafics : armes, prostitution, stupéfiants, marché noir… La multiplication des guerres et des troubles intérieurs dans diverses régions du monde ces dernières années ne peut qu’alarmer les autorités.
Pour l’Europe, la guerre en Ukraine constitue une menace extrêmement proche. Le risque de circulation d’armes détournées du théâtre de guerre a été appréhendé dès le début du conflit. Mais les facteurs criminogènes du conflit sont plus étendus puisqu’ils concernent notamment la production de stupéfiants à destination du front, le trafic de dispense pour le service militaire, l’exploitation de la population en fuite.
De manière peut-être moins visible, l’instabilité géopolitique accrue crée ce qu’Europol appelle des phénomènes d’hybridation. Ce sont des configurations où les intérêts de la criminalité organisée rejoignent ceux d’acteurs, éventuellement étatiques, tirant profit de la déstabilisation d’autres États ou de certaines régions du monde. L’utilisation de groupes cybercriminels par des États à des buts de déstabilisation et d’ingérence est prise en compte par la DGSI, Direction générale de la sécurité intérieure). Mais cela ne se limite pas au cyberespace. Europol explicite comment des réseaux criminels de traite des êtres humains peuvent travailler pour des États. Le but est alors d’utiliser des masses migratoires à des fins de déstabilisation). Cette hybridation peut être déroutante à appréhender par les autorités policières et judiciaires en raison du caractère inédit de certaines alliances et de la profonde hétérogénéité des acteurs impliqués.
Sortir du prisme du narcotrafic
Le rapport oblige opportunément à sortir du prisme franco-français sur la question de la criminalité. Il ne se focalise pas sur les stupéfiants et évite l’amalgame entre narcotrafic et économie criminelle. La liste des activités recensées ne place pas le trafic de stupéfiants en tête de liste. L’importance des fraudes, dont celles réalisées en ligne, rappelle que l’économie illégale n’est pas seulement d’ordre productif avec l’offre de biens et services interdits mais aussi d’ordre appropriatif : les organisations criminelles captent de façon indue une richesse qu’elles n’ont pas produite. Le rapport alerte aussi sur l’ampleur des atteintes à l’être humain) : exploitation sexuelle des mineurs, traite des êtres humains et instrumentalisation des migrations illégales.
Cette mise en perspective salutaire passe également par les méthodes criminelles : le blanchiment de l’argent sale et l’infiltration de l’économie légale, le recours à la violence et/ou à la corruption et l’exploitation d’une main-d’œuvre très jeune. Ce dernier point, observé à l’échelle européenne, est particulièrement intéressant. Il replace ces acteurs généralement mineurs dans un contexte institutionnel. Plus que des criminels affiliés, ce sont des victimes de la criminalité forcée. Cela n’est pas sans implication sur la qualification pénale de leurs actes ainsi que sur le travail de prévention à l’encontre de la jeunesse.
Nouvel ADN ou virus mutant ?
L’ADN du crime a-t-il pour autant radicalement changé comme l’affirme le titre du rapport ? Cela reste à nuancer. La criminalité organisée s’adapte, ce n’est pas nouveau. L’histoire criminelle témoigne de la capacité des criminels à développer de nouvelles affaires et marchés, à se redéployer, y compris grâce aux nouvelles technologies. Les Brigades du Tigre), créées en 1907 par Clemenceau, sont des brigades mobiles motorisées pour répondre au défi posé par des bandes criminelles utilisant des véhicules et des armes à feu. La contrefaçon utilise depuis longtemps les évolutions technologiques en termes de piratage, reproduction et impression 3D.
L’hybridation de la menace connaît aussi des antécédents : par exemple, la piraterie, officiellement réprouvée, a largement été, aux XVIe et XVIe siècles, un outil occulte au service des États européens). Au regard de ces permanences et récurrences, l’image d’un virus présentant des mutations est peut-être plus pertinente que celle d’un changement d’ADN.
Clotilde Champeyrache, Maitre de Conférences HDR, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.