Dans À l’assaut du réel, Gérald Bronner explore le glissement inquiétant d’une ère de post-vérité vers une possible « post-réalité », dopée par les réseaux sociaux, la dérégulation et l’essor de l’intelligence artificielle. À travers de nombreux exemples, le sociologue montre comment bulles de filtres, croyances radicalisées et nouveaux imaginaires fragmentent notre rapport au monde. Un essai qui résonne fortement avec le débat sur la démocratie numérique, alors que se pose plus que jamais la question d’un socle commun de réalité.
Voilà un livre qui résonne parfaitement avec le tour de France qu’Emmanuel Macron a entamé face aux lecteurs de La Dépêche, mercredi au siège de notre journal à Toulouse, autour de "la démocratie à l’épreuve des réseaux sociaux et des algorithmes."
Dans "A l’assaut du réel", le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances collectives, s’interroge pour savoir si après la "post-vérité" – dont Donald Trump et ses "faits alternatifs", ses fake news et ses mensonges éhontés est la figure de proue – qui a polarisé les opinions publiques comme jamais, nous nous dirigeons vers la post-réalité. Une étape supplémentaire, dopée par la dérégulation et l’intelligence artificielle, mais aussi par de nouveaux courants de pensée – comme celui des Lumières noires aux États-Unis –, qui fragmenterait encore un peu plus la société, empêchant tout cadre commun dans lequel nous pourrions nous retrouver pour affronter les défis de notre temps.
"Il me semble que nous ne pouvons résoudre aucun des problèmes considérables qui se posent à l’humanité – climatiques, démographiques, etc. – si nous ne sommes pas d’accord sur ce qui est réel", résumait récemment Gérald Bronner sur France Inter, soulignant "un recroquevillement sur nous-mêmes", "un spontanéisme, un court-termisme qui finit par nous rendre impuissants à résoudre des problèmes de long terme." Somme-nous encore capable de préserver un socle commun de réalité ou condamné à se laisser enfermer dans des bulles de filtres pilotées par des algorithmes, souvent aux mains d’oligarques de la tech ? Cette question traversait déjà le débat de mercredi à La Dépêche entre les 300 lecteurs que nous avions réunis et Emmanuel Macron, qui avait confié à Gérald Bronner la présidence de la commission "Les Lumières à l’ère Numérique" en 2022.
Hikikomoris, shifters et dinosaures
"À l’assaut du réel" s’inscrit dans un triptyque commencé par "La Démocratie des crédules" (2013) et poursuivie avec "Apocalypse cognitive" (2021). Ce troisième chapitre décortique le brouillage à l’œuvre entre désirs et réalité. La force livre réside dans les nombreux exemples que Gérald Bronner a amassé au fil de son enquête. On découvre les hikikomoris, ces milliers de Japonais qui s’enferment dans leur chambre pour fuir la réalité extérieure, les shifters, qui s’évadent et veulent changer d’univers… par la force de l’esprit, ou encore les thérians qui ne se disent plus humains… mais dragons ou dinosaures !
On pourrait rire bien sûr de ces farfelus mais la multiplicité de ces phénomènes de contournement du réel est inquiétante quand elle sort des cercles restreints pour devenir une politique. Donald Trump n’a-t-il pas banni des centaines de mots de mots utilisés dans tous les domaines de la recherche et dans des rapports de l’administration parce qu’ils ne correspondaient pas à "sa" réalité du réchauffement climatique. "Le risque, c’est de continuer à vivre dans la même société, mais plus tout à fait dans le même monde", résume Gérald Bronner. Des antidotes existent : avoir conscience que nous vivons chacun dans des bulles d'"alter réalité" ; "nous méfier de nos propres penchants à aller vers des informations qui vont dans le sens de notre désir", développer son esprit critique et accepter l’incertitude.
