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Jusqu’où peut aller l’espionnage des télétravailleurs ?

Mike_Shots/Shutterstock Par  Caroline Diard , TBS Education et Vincent Meyer , EM Normandie Le contrat de travail donne à l’employeur un pouvoir de direction, incluant le contrôle des tâches effectuées en contrepartie d’une rémunération. Mais peut-on vraiment surveiller les télétravailleurs à leur insu ? La généralisation du télétravail a modifié le lieu d’exercice du travail – en mode nomade, à domicile, en tiers-lieu – et provoqué une imbrication des temps et espaces de vie. La banque états-unienne Wells Fargo a licencié une dizaine de collaborateurs au motif que ses salariés utilisaient un simulateur de mouvement de souris pour contrer le logiciel installé par leur employeur pour contrôler leur activité. Le géant bancaire brésilien Itaú a, quant à lui, tranché la question de la productivité de ses salariés en télétravail de façon radicale avec le licenciement de 1 000 salariés. Ces deux affaires très médiatisées interroge...

Jusqu’où peut aller l’espionnage des télétravailleurs ?

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Mike_Shots/Shutterstock

Par Caroline Diard, TBS Education et Vincent Meyer, EM Normandie

Le contrat de travail donne à l’employeur un pouvoir de direction, incluant le contrôle des tâches effectuées en contrepartie d’une rémunération. Mais peut-on vraiment surveiller les télétravailleurs à leur insu ?


La généralisation du télétravail a modifié le lieu d’exercice du travail – en mode nomade, à domicile, en tiers-lieu – et provoqué une imbrication des temps et espaces de vie.

La banque états-unienne Wells Fargo a licencié une dizaine de collaborateurs au motif que ses salariés utilisaient un simulateur de mouvement de souris pour contrer le logiciel installé par leur employeur pour contrôler leur activité. Le géant bancaire brésilien Itaú a, quant à lui, tranché la question de la productivité de ses salariés en télétravail de façon radicale avec le licenciement de 1 000 salariés.

Ces deux affaires très médiatisées interrogent sur la possibilité de surveiller les salariés en télétravail et sur le droit à la preuve.

Alors que certains outils technologiques, comme les webcams, sont régulièrement convoqués dans l’espace personnel, créant l’opportunité d’un « espionnage » des télétravailleurs, peut-on vraiment surveiller ces derniers à leur insu ? Quelles limites sont posées par la réglementation et la jurisprudence récente ? Quels sont les facteurs d’acceptabilité sociale et éthique de ces technologies ?

La notion de contrôle, largement évoquée dans la littérature académique, est inhérente à toute situation professionnelle. Grâce à une étude qualitative dans le secteur bancaire, nos travaux ont permis de conclure au renforcement de plusieurs formes de contrôle en télétravail : par les comportements, les résultats, les inputs (ou, intrants) et la technologie.

Ce que dit le droit

Le contrôle est un concept juridique encadré, en droit français.

Le salariat implique l’existence d’un contrat de travail et d’un lien de subordination. Il confère à l’employeur un pouvoir de direction qui inclut le contrôle des tâches effectuées en contrepartie d’une rémunération. En vertu de ce pouvoir de direction, il est possible de déployer des dispositifs de contrôle.

L’entreprise peut mettre en place un système de contrôle des horaires ou un système de vidéoprotection dans les locaux de l’entreprise. Les conditions : respecter les contraintes réglementaires et ne pas utiliser le dispositif pour contrôler le salarié sans information préalable.

Surveillance ponctuelle

Toute surveillance doit rester ponctuelle, justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnée au but recherché, comme le précise le Code du travail. L’article L. 1121-1 du Code du travail précise :

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

Selon l’article L. 1222-4, aucune information personnelle concernant un salarié ne peut être collectée sans que ce dernier en ait été informé au préalable.

L’utilisation de ces dispositifs de contrôle doit faire l’objet d’une consultation des représentants du personnel. La surveillance au travail nécessite de traiter des données personnelles à des fins diverses, dont certaines peuvent présenter des risques pour les droits et libertés, comme le respect du droit à l’image ou le secret de la correspondance.

Mille plaintes déposées

La mise en place de technologies de contrôle sur le lieu de travail est autorisée à condition de respecter les libertés individuelles et la vie privée des collaborateurs. L’installation d’un tel dispositif ne doit pas conduire à une mise sous surveillance généralisée et permanente du personnel, selon la délibération n°2014-307 du 17 juillet 2014 de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), décision du Conseil d’État du 18 novembre 2015.

La Cnil rappelle régulièrement le droit au respect de la vie privée des salariés au travail en matière de vidéoprotection. Dans son rapport 2023, plus de 1 000 plaintes ont été déposées concernant des systèmes de vidéoprotection ou de vidéosurveillance, mis en place sans information adéquate ni respect de la vie privée des personnes concernées.

Activation des caméras en visioconférence

Concernant l’activation des caméras en visioconférences, la Cnil indiquait dès mars 2020, soit durant le premier confinement, sur son site :

« Lorsqu’il n’est pas possible ou souhaitable de recourir à un dispositif de floutage, l’employeur ne peut pas imposer systématiquement l’activation de leur caméra aux salariés en télétravail qui participent à des visioconférences. Son activation doit donc en principe être laissée à l’appréciation des salariés dans la mesure où, dans la plupart des cas, une participation via le micro est suffisante. »

Il était de jurisprudence constante depuis l’arrêt Néocel il y a trente ans, de considérer irrecevables les preuves déloyales (surveillance à l’insu des salariés). La Cour de cassation considérait jusqu’alors que le salarié soumis à une surveillance constante et que les enregistrements issus de dispositifs clandestins étaient attentatoires à la vie personnelle du salarié et disproportionnés. Ces dispositifs n’étaient pas opposables au salarié.

Droit de la preuve

La Cour de cassation vient d’opérer un important revirement de jurisprudence. Elle a récemment rendu plusieurs arrêts remarqués concernant la surveillance au travail qui ne manquent pas d’inquiéter.

Elle invite le juge à évaluer si une preuve même déloyale est indispensable à l’exercice du droit à la preuve, et si l’atteinte à l’équité du procès ou aux droits des parties demeure proportionnée.

« Le licenciement pour faute grave d’une salariée fondée sur le visionnage d’une vidéosurveillance de sécurité est justifié malgré la clandestinité du procédé dès lors que cette preuve est indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi »,

précise l’arrêt n° 22-23.073 du 14 février 2024. Dans un nouvel arrêt n° 23-22.216 du 22 janvier 2025, la Cour de cassation se prononce à nouveau sur la recevabilité comme preuve des données d’un logiciel de gestion des appels. Les salariés n’ayant pas été informés de son utilisation comme outil de surveillance, elle admet que les données du logiciel servent le licenciement pour faute.

Ce revirement pourrait susciter des débats concernant le contrôle, notamment par les webcams en situation de télétravail. Un tel dispositif pourrait permettre de constituer une preuve recevable justifiant un licenciement pour faute à condition que l’objectif soit proportionné.

Intériorisation de la surveillance

À l’opposé du contrôle hiérarchique classique, qui se manifeste principalement dans l’espace physique de l’entreprise, l’autodiscipline et l’autocontrôle propres à l’hybridation viennent s’ajouter à une surveillance électronique potentielle, comparable à un dispositif panoptique. Cette image illustre un mécanisme d’intériorisation de la surveillance. Se sentant de façon constante potentiellement observé, le télétravailleur est incité à respecter les attentes et les règles du collectif.

La mise en place d’un système de contrôle ne peut être envisagée en dehors de son contexte social, parce qu’il est imposé par un règlement, ou une norme liée au métier ou à l’activité. C’est le cas du reporting pour des activités commerciales, des caméras dans les banques et aux caisses des supermarchés, de la géolocalisation des livreurs.

L’influence sociale de la communauté de travail peut aussi donner à la webcam la dimension d’un outil collaboratif. Activer sa caméra peut devenir une pratique commune, un usage partagé. Une information transparente permet également une meilleure acceptation par les salariés lorsqu’ils comprennent l’intérêt de la technologie de contrôle et la perçoivent comme adaptée à leur environnement de travail.The Conversation

Caroline Diard, Professeur associé - Département Droit des Affaires et Ressources Humaines, TBS Education et Vincent Meyer, Professeur assistant en gestion des ressources humaines et théorie des organisations, EM Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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