Le Teliri (Elettra) d'Orange Marine |
Oubliez les constellations de satellites, les centaines de lancements de SpaceX et les notions de « cloud » ou de sans-fil : tout cela tend à nous faire croire que nos smartphones, ordinateurs et autres machines sont liés les uns aux autres via l’espace. Or il n’en est rien : les satellites représentent à peine 1 % des échanges de données.
La raison est simple : ils coûtent beaucoup plus cher que les câbles et sont infiniment moins rapides. L’essentiel – près de 99 % du trafic total sur Internet – est assuré par les lignes sous-marines, véritable « colonne vertébrale » des télécommunications mondiales.
Il en existe plus de 420 dans le monde, totalisant 1,3 million de kilomètres, soit plus de trois fois la distance de la Terre à la Lune. Le record : 39 000 kilomètres de long pour le câble SEA-ME-WE 3, qui relie l’Asie du Sud-Est à l’Europe de l’Ouest en passant par la mer Rouge.
Un enjeu vital
On estime que plus de 10 000 milliards de dollars de transactions financières quotidiennes, soit quatre fois le PIB annuel de la France, transitent aujourd’hui par ces « autoroutes du fond des mers ». C’est notamment le cas du principal système d’échanges de la finance mondiale, le SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications).
La sécurité de ces transactions est une question politique, économique et sociale. C’est un enjeu majeur qui a longtemps été ignoré.
Or, l’extrême concentration géographique des câbles, notamment au niveau de leur point d’atterrissement (Marseille, Bretagne, Cornouailles…), les rend particulièrement vulnérables.
Une infrastructure très sensible
Ces infrastructures sont aujourd’hui aussi cruciales que les gazoducs et les oléoducs. Mais sont-elles aussi bien protégées ?
Les câbles sous-marins modernes utilisent la fibre optique pour transmettre les données à la vitesse de la lumière. Or, si à proximité immédiate du rivage les câbles sont généralement renforcés, le diamètre moyen d’un câble sous-marin n’est pas beaucoup supérieur à celui d’un tuyau d’arrosage :
Depuis plusieurs années, les grandes puissances se livrent une « guerre hybride », mi-ouverte mi-secrète, pour le contrôle de ces câbles. Alors que l’Europe se concentre de plus en plus sur les menaces de cybersécurité, l’investissement dans la sécurité et la résilience des infrastructures physiques qui sous-tendent ses communications avec le monde entier ne semble pas aujourd’hui une priorité.
Or, ne pas agir ne fera que rendre ces systèmes plus vulnérables à l’espionnage et aux perturbations qui coupent les flux de données et nuisent à la sécurité du continent.
On recense en moyenne chaque année plus d’une centaine de ruptures de câbles sous-marins, généralement causées par des bateaux de pêche traînant les ancres.
Il est difficile de mesurer les attaques intentionnelles, mais les mouvements de certains navires commencèrent à attirer l’attention dès 2014 : leur route suivait les câbles sous-marins de télécommunication.
Les premières attaques de l’ère moderne datent de 2017 : câbles Grande-Bretagne–USA, puis France–États-Unis, arrachés par les chalutiers d’une grande puissance coutumière de l’emploi de forces irrégulières lors de tensions internationales. Si ces attaques demeurent inconnues du grand public, elles n’en sont pas moins préoccupantes, et démontrent la capacité de puissances extérieures à couper l’Europe du reste du monde. On rappellera qu’en 2007, des pêcheurs vietnamiens ont coupé un câble sous-marin afin d’en récupérer les matériaux composites et de tenter de les revendre. Le Vietnam perdit ainsi près de 90 % de sa connectivité avec le reste du monde pendant une période de trois semaines. Une attaque de ce type est extrêmement facile à réaliser, y compris par des acteurs non étatiques.
Couper des câbles sous-marins, une pratique de guerre ancienne et éprouvée
Les récentes attaques subies par des câbles transportant le trafic voix et données entre l’Amérique du Nord et l’Europe donnent l’impression qu’il s’agit d’un fait nouveau. Or ce n’est pas le cas : la France et le Royaume-Uni ont déjà vécu cette expérience… aux mains des Allemands pendant la Première Guerre mondiale. Ces câbles faisaient partie du réseau mondial de télégraphie par câblogrammes.
De même, les États-Unis ont eux-mêmes coupé des câbles en temps de guerre comme moyen de perturber la capacité d’une puissance ennemie à commander et contrôler ses forces distantes.
Les premières attaques de ce type ont eu lieu en 1898, lors de la guerre hispano-américaine. Cette année-là, dans la baie de Manille (aux Philippines), l’USS Zafiro coupa le câble reliant Manille au continent asiatique afin d’isoler les Philippines du reste du monde, ainsi que le câble allant de Manille à la ville philippine de Capiz. D’autres attaques spectaculaires contre les câbles eurent lieu dans les Caraïbes, plongeant l’Espagne dans le noir quant à l’évolution du conflit à Porto Rico et à Cuba, ce qui contribua largement à la victoire finale des États-Unis.
Sensible aux exploits, à l’époque très médiatisés, des « valorous seamen », le Congrès attribuera à ces marins 51 des 112 médailles d’honneur décernées au titre de la guerre hispano-américaine.
Les trois grandes causes de risque
De nos jours, trois tendances accélèrent les risques pour la sécurité et la résilience de ces câbles.
La première est le volume croissant des données circulant sur les câbles, ce qui incite les États tiers à espionner ou à perturber le trafic.
La seconde est l’intensité capitalistique croissante de ces installations, qui mènent à la création de consortiums internationaux impliquant jusqu’à des dizaines de propriétaires. Ces propriétaires sont distincts des entités qui fabriquent les composants des câbles et de celles qui posent les câbles le long du fond océanique. La multipropriété permet de baisser les coûts de manière substantielle, mais elle permet en même temps l’entrée dans ces consortiums d’acteurs étatiques qui pourraient utiliser leur influence pour perturber les flux de données, voire les interrompre dans un scénario de conflit.
À l’autre bout du spectre, les GAFAM ont aujourd’hui les capacités financières et techniques de faire construire leurs propres câbles. Ainsi le câble Dunant, qui relie la France aux États-Unis, appartient-il en totalité à Google.
Les géants chinois se sont également lancés dans une stratégie de conquête sous-marine : il en va ainsi du câble Peace, reliant la Chine à Marseille, propriété de la société Hengtong, considérée par le gouvernement chinois comme un modèle d’« intégration civilo-militaire ».
Une autre menace, l’espionnage, nécessite des sous-marins spécialement équipés, ou des submersibles opérant à partir de navires, capables d’intercepter, voire de modifier, les données transitant dans les câbles à fibres optiques sans les endommager. À ce jour, seuls la Chine, la Russie et les États-Unis disposent de tels moyens.
Le point le plus vulnérable des câbles sous-marins est cependant l’endroit où ils atteignent la terre : les stations d’atterrissage. Ainsi, la commune de Lège-Cap-Ferret (33), en bordure du Porge où va être construit le local d’interface entre le câble franco-américain « Amitié », est-elle devenue ces derniers temps un véritable nid d’espions, selon des sources informées.
Mais la tendance la plus préoccupante est que de plus en plus de câblo-opérateurs utilisent des systèmes de gestion à distance pour leurs réseaux câblés. Les propriétaires de câbles les plébiscitent car ils leur permettent de faire des économies sur les coûts de personnel. Cependant, ces systèmes ont une sécurité médiocre, ce qui expose les câbles à des risques de cybersécurité.
Il est nécessaire de développer une force de sécurisation des câbles
Face aux menaces physiques pesant sur les câbles, le Japon et les États-Unis ont récemment lancé une série d’initiatives visant à sécuriser ces infrastructures.
Les programmes de l’Administration maritime américaine promeuvent le développement et le maintien d’une marine marchande « adéquate et suffisante, capable de servir en tant qu’auxiliaire naval et militaire en temps de guerre ou d’urgence nationale », à travers des dotations en fonds propres, CAPEX grants, aux chantiers navals privés construisant notamment des navires capables de réparer les câbles sous-marins.
Les câbliers sont généralement conçus autour de grandes cuves qui stockent la fibre optique puis la mettent en place. Pour une telle opération, ces navires ont besoin de puissance et d’agilité : leurs générateurs produisent jusqu’à 12 mégawatts d’électricité qui alimentent cinq hélices, permettant au bâtiment de se déplacer dans plusieurs dimensions.
Il existe aujourd’hui une quarantaine de câbliers dans le monde. La France en possèderait 9, dont un seul pour la maintenance de tous les câbles de l’Atlantique Nord jusqu’à la mer Baltique : le Pierre de Fermat, basé à Brest.
Ces navires sont capables d’appareiller en moins de 24 heures en cas de dommage détecté sur le câble. À bord, un équipage d’une soixantaine de marins dispose de drones sous-marins et d’autres instruments permettent la réparation. Ainsi le Pierre de Fermat a-t-il pu inspecter et réparer très rapidement le câble transatlantique endommagé par une puissance tierce, en 2017.
Mais qu’adviendrait-il en cas d’attaques multiples ? Ni la France, ni le Royaume-Uni ne disposent aujourd’hui des moyens nécessaires à la défense et à la réparation de ces câbles en cas d’attaques simultanées.
L’exécutif américain s’est récemment penché sur la question. Outre l’extension du SSGP, small shipyard grant program, il a encouragé l’Administration maritime à enrôler diverses associations émanant de la société civile, tel l’International Propeller Club, dans le cadre de programmes visant à minimiser ces menaces. L’idée est de créer une sorte de « milice des câbles sous-marins », capable d’intervenir rapidement en cas de crise. Le Propeller Club compte plus de 6 000 membres et a récemment obtenu une aide de 3,5 milliards de dollars destinée à l’industrie maritime dans le cadre de la lutte contre le Covid-19.
La France est le point d’entrée de la plupart des câbles reliant l’Europe au reste du monde.
Le coût pour les seules finances publiques françaises d’un programme de sécurité des câbles sous-marins serait cependant prohibitif, quand bien même la société civile y serait largement associée, sur le modèle américain.
De même, la création d’un « Airbus des câbles sous-marins » capable de rivaliser avec les GAFAM dont la part de marché pourrait passer de 5 % à 90 % en 6 ans, ne pourra à l’évidence devenir réalité qu’à condition que l’Europe en fasse un thème clé.
Dans un contexte d’accroissement des tensions internationales, la question de la création d’un programme européen modelé sur les programmes américain et japonais, visant à l’augmentation des opérations de dissuasion des attaques de ces infrastructures et au développement d’une capacité de construction et de réparation à la hauteur des enjeux, mérite d’être posée.
Serge Besanger, Professeur à l’ESCE International Business School, INSEEC U Research Center, INSEEC U.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.