Cloud, IA et autonomie stratégique : l’Arcep en première ligne pour une régulation européenne proactive
En matière de cloud et d'intelligence artificielle (IA), la régulation n’est pas un frein : tel est le message que Laure de La Raudière, présidente de l’Arcep, le gendarme français des Télécoms, est allée porter fin juin à Bruxelles devant les parlementaires européens. Alors que la Commission mène une consultation publique sur l’avenir des politiques en matière de cloud et d’IA, le régulateur français des télécoms défend l'idée de doter l’Europe d’un cadre économique pro-investissement, stable et ambitieux, au service de sa souveraineté technologique.
Forte de son expérience dans le secteur des télécoms — où la régulation a permis à la France de devenir le premier pays européen en matière d’abonnements très haut débit —, l’Arcep plaide pour une approche transposable aux infrastructures numériques du futur. Car l’enjeu dépasse de loin le simple déploiement de serveurs ou d’algorithmes car il s’agit d’assurer l’autonomie stratégique de l’Union européenne dans un contexte de dépendance persistante aux géants américains du cloud et de l’IA.
Réguler pour investir : l’exemple des télécoms comme matrice
Le raisonnement de l’Arcep s’appuie sur le constat éprouvé qu'un cadre réglementaire clair et prévisible permet de mobiliser des capitaux de long terme. En France, le co-investissement dans la fibre optique ou les mécanismes d’obligations d’accès ont ainsi permis un déploiement massif, sur l’ensemble du territoire. À l’échelle européenne, ces outils ont généré chaque année quelque 50 milliards d’euros d’investissement dans les télécoms.
Appliquée au cloud et à l’IA, cette philosophie suppose plusieurs évolutions comme un suivi précis des investissements, une transparence sur l’accès aux infrastructures critiques, une ouverture aux acteurs émergents. Autrement dit il s'agit d'éviter que les « gatekeepers » du numérique ne verrouillent les marchés, en imposant leur modèle intégré, fermé et hégémonique.
La régulation doit donc s’exercer en amont pour empêcher l’émergence de monopoles de fait. L’Arcep appelle ainsi à une application rapide et agile des nouveaux instruments européens, comme le Data Act et le Digital Markets Act, afin de prévenir les effets de verrouillage, faciliter la portabilité des données et garantir un accès équitable aux ressources (calcul, énergie, licences, API…).
Ouverture, interopérabilité, souveraineté
L’accélération des modèles d’IA générative, et en particulier des systèmes dits “agentiques”, renforce l’urgence d’une intervention coordonnée. Sans portabilité des modèles, sans interopérabilité des services cloud, sans documentation publique des API, les acteurs européens risquent d’être réduits à de simples sous-traitants technologiques.
En ce sens, l’Arcep voit dans les « communs numériques » une alternative crédible aux solutions dominantes : des infrastructures ouvertes, résilientes, soutenues par la puissance publique, au service d’un écosystème diversifié. Ces communs, conjugués à des exigences d’accès “FRAND” (fair, reasonable and non discriminatory), permettraient de rééquilibrer les forces au sein de chaînes de valeur de plus en plus concentrées.
C’est là que la régulation prend une dimension géopolitique. Car l’autonomie stratégique de l’Europe ne se décrète pas mais se construit par des choix économiques, juridiques et industriels cohérents. Doter l’UE d’un cadre économique clair pour le cloud et l’IA, c’est lui donner les moyens de peser dans le concert des puissances technologiques.
Durabilité numérique : un impératif compétitif
Mais l’Arcep ne s’arrête pas là et dans sa contribution, elle insiste également sur l’enjeu environnemental, souvent relégué au second plan. Or les infrastructures numériques sont énergivores. En France, 10 % de l’électricité est ainsi déjà consommée par le numérique, et les émissions des datacenters progressent de 10 % par an.
Pour y répondre, l’Autorité promeut une approche d’écoconception des services numériques, fondée sur un référentiel qu’elle a elle-même développé. Celui-ci encourage l’usage de standards ouverts, la sobriété des interfaces (limitation du scroll infini, encodage optimisé) et la lutte contre l’obsolescence logicielle. L’objectif est de faire de la soutenabilité un levier de compétitivité et non un handicap réglementaire.
Elle appelle à harmoniser à l’échelle européenne les outils de mesure des impacts environnementaux du numérique (eau, énergie, matières premières), afin d’intégrer ces paramètres dans les politiques de déploiement — notamment pour les datacenters, dont l’empreinte carbone dépend directement du mix énergétique local.
Vers une gouvernance mondiale de l’IA : la France à l’initiative
Cette ambition régulatrice, l’Arcep l’inscrit dans une dynamique plus large portée par la diplomatie française. En juin 2023, à l’issue du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, Emmanuel Macron annonçait une initiative conjointe avec l’Inde pour instaurer une gouvernance mondiale de l’intelligence artificielle. Avec pour objectif de définir des standards éthiques, environnementaux et industriels partagés dans un monde technologique de plus en plus polarisé.
Cette démarche a abouti à la création de l’AI Global Partnership, un forum multilatéral réunissant États, chercheurs et entreprises, où la France défend une vision humaniste et ouverte de l’IA, à rebours des logiques extractivistes ou sécuritaires qui prévalent ailleurs.
Dans ce contexte, la contribution de l’Arcep s’inscrit pleinement dans une stratégie de projection normative européenne. Elle participe de ce que certains appellent déjà une « diplomatie de la régulation », dans laquelle l’Europe, faute d’être un géant technologique, entend devenir une puissance normative — capable d’imposer ses règles, non ses machines. À condition que l'Europe tienne bon sur ces appuis ; les récentes rumeurs d'un accord douanier avec les Etats-Unis qui se ferait au détriment des législations régulatrices européennes a de quoi inquiéter.