Les espaces de dialogue sur réseaux sociaux jouent désormais un rôle important de formation des citoyens à la vie en collectivité. Alors qu’une forme de « féodalisme » s’impose dans le monde des entreprises et en politique, ces espaces en ligne représentent un enjeu pour notre culture démocratique.
Quand ma mère a été élue présidente de son club de jardinage, il y a quelques années, je me suis inquiété de l’état de la démocratie.
Les conditions de son élection ne m’inquiétaient pas du tout mais, à l’époque, j’essayais de résoudre un conflit dans le grand groupe de messagerie par mail que j’avais créé, et où il y avait constamment des gens qui se comportaient mal. Je pouvais toujours les virer du groupe, mais en avais-je le droit ? Je me suis rendu compte qu’il y avait dans les statuts du club de jardinage de ma mère quelque chose que je n’avais jamais vu dans la plupart des communautés en ligne dont j’avais fait partie : des procédures simples pour contraindre les administrateurs à agir de manière transparente.
Je crains qu’Internet ait encore du chemin à faire avant d’être au niveau de ce club de jardinage.
Quand Alexis de Tocqueville s’est rendu aux États-Unis au début des années 1830, il a observé ce que les sociologues ont depuis constaté à maintes reprises : que ce soit au niveau fédéral ou national, la démocratie états-unienne repose sur de petites organisations, comme ce club de jardinage. Il les a qualifiées de « grandes écoles gratuites » où l’on apprenait « la théorie générale des associations ». Les membres de ces « minidémocraties » apprenaient à se comporter comme les citoyens d’un pays démocratique.
On peut se demander combien de nos contemporains ont fréquenté ce genre d’école.
De nos jours, les gens interagissent davantage en ligne que de visu. Au lieu de pratiquer la démocratie, ils se retrouvent un jour suspendus, sans raison ni possibilité de faire appel, d’un groupe Facebook auquel ils s’étaient inscrits. Ou bien ils font partie d’un groupe d’amis qui a créé un groupe de discussion commun, mais avec un seul administrateur. Ou alors ils voient les messages d’Elon Musk s’afficher dans leurs mentions sur X, plate-forme dont il est propriétaire. Toutes ces situations sont des exemples de ce que j’appelle le « féodalisme implicite ».
Le féodalisme implicite
Le « féodalisme » est un terme qui désigne ce que le Moyen-Âge n’a jamais vraiment été : un système rigide de fiefs dans lequel le seigneur exerce un pouvoir absolu. Mais, comme je l’écris dans mon livre, Governable Spaces, il s’applique assez bien à la vie sur Internet. Les administrateurs, les modérateurs et les influenceurs dirigent leurs communautés grâce aux pouvoirs que leur donne le logiciel. Ils mettent fin aux conflits par l’équivalent numérique de la censure et de l’exclusion. Les grandes entreprises et leurs PDG sont l’équivalent des rois et des papes mais, pour la plupart des gens, le féodalisme s’exerce le plus directement par le biais d’autres internautes qui occupent des fonctions de modérateur.
Je qualifie ce féodalisme « d’implicite » dans la mesure où les gens le pratiquent inconsciemment. Ils se servent de leurs espaces en ligne pour parler de politique dans les régimes démocratiques, et les entreprises du secteur numérique disent souvent qu’elles « démocratisent » telle ou telle chose, qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou de la livraison de nourriture. Mais, concrètement, la démocratie est généralement absente de ces espaces.
Je pense que le féodalisme implicite est en train de devenir un modèle politique au sens large. Le pouvoir des administrateurs est un pouvoir politique et, dans la conscience collective, ces deux notions sont interchangeables. Après les élections présidentielles états-uniennes de 2016, certains observateurs ont pensé que Mark Zuckerberg se présenterait quatre ans plus tard.
Donald Trump est arrivé au pouvoir non pas parce qu’il avait été précédemment élu à un poste quelconque, mais en tant qu’influenceur viral. À l’issue de son mandat, il s’est consolé en créant son propre fief, Truth Social. Le contrôle qu’il exerce sur son réseau social lui permet d’édicter ses propres règles en matière de bienséance, et de bénéficier du prestige lié aux propriétaires de telles plates-formes. Le dirigeant type n’est plus un fonctionnaire élu, qui se comporte de manière responsable parce qu’il est obligé de rendre des comptes, mais un PDG du secteur des nouvelles technologies, non élu, et peu soumis aux règles.
Diverses pathologies de la vie en ligne deviennent aussi plus faciles à cerner sous le prisme du féodalisme implicite. Prenons le phénomène de la « cancel culture », la culture de l’effacement. On critique souvent les meutes qui s’en prennent sur Internet aux personnalités publiques avec lesquelles elles sont en désaccord. Mais, du fait de ce féodalisme implicite, les gens ont-ils vraiment d’autres solutions ? Ils n’ont pas la possibilité d’élire un nouvel administrateur. S’ils signalent le comportement d’une personne, leur message est traité sans transparence aucune, et certainement pas dans un jury composé de leurs pairs ou selon tout autre processus clairement défini.
Dans We Will Not Cancel Us, l’écrivaine et militante Adrienne Maree Brown observe que beaucoup d’internautes n’ont pas de meilleure solution que de faire un signalement ou d’exiger l’exclusion de telle ou telle personne, alors qu’en tant que conseillère dans des groupes hors ligne, elle aide les gens à résoudre leurs conflits. Or les plates-formes en ligne ne sont pas conçues pour cela. Avec elles, les problèmes disparaissent ou se propagent à la vitesse de l’éclair.
La démocratie numérique
Comme j’espère que la vie sur Internet pourra un jour rattraper son retard sur le club de jardinage de ma mère, j’ai cherché des espaces où les gens étudient les possibilités de démocratie sur, et grâce à, Internet.
Passé relativement inaperçu du fait des arnaques, l’avènement des blockchains a permis l’émergence d’un nouveau secteur, celui de la création d’outils de gestion en ligne, afin d’aider les utilisateurs à diriger de manière collégiale des systèmes détenant des milliards de dollars d’actifs numériques. Certains expérimentent ainsi le transfert de vote, le vote continu le vote fondé sur la réputation, les crypto-jurys et les crypto-confréries.
Si l’on revient un peu sur Terre, les gouvernements ont commencé à encourager les technologies qui encouragent la démocratie en ligne. La ville de Barcelone, par exemple, a soutenu la mise en œuvre de Decidim, une plateforme de gestion désormais utilisée par d’autres villes et associations citoyennes. Les gens y créent des modules pour gérer les versions numériques d’un large éventail de démarches démocratiques, des débats aux assemblées, en passant par les pétitions et les budgets participatifs.
De mon point de vue, le sort des démocraties dépend d’expériences comme celles-ci.
Dans le monde entier, de plus en plus de gens pensent que la démocratie n’est plus en mesure de répondre à leurs besoins. Comme l’estime le technologue Bruce Schneier, « la démocratie représentative moderne était la meilleure forme de gouvernement dont la technologie du milieu du XVIIIe siècle était capable. Le XXIe siècle est radicalement différent, sur le plan scientifique, technique et social. »
Les communautés en ligne peuvent travailler à cette refondation de leur propre chef, en adoptant des textes qui encadrent la fonction d’administrateur. Les fondateurs peuvent planifier le transfert de leurs prérogatives à d’autres membres du groupe, ce que j’appelle « la sortie vers la communauté ». Différentes communautés peuvent avoir des règles communes, et apprendre les unes des autres.
La pratique de la démocratie
Cependant, les groupes d’utilisateurs ne peuvent pas vaincre à eux seuls le féodalisme implicite.
Le législateur a un rôle à jouer. Il peut simplifier la création de communautés en ligne d’intérêt public gérées par les utilisateurs. Il y a plusieurs dizaines d’années, le Congrès américain a comblé les lacunes de l’électrification rurale en autorisant le financement des coopératives détenues par les utilisateurs. Des succès comme celui-ci peuvent servir d’exemple pour l’avenir.
À mesure que les systèmes d’intelligence artificielle se généralisent, la démocratie peut contribuer à les rendre utiles et sécurisés. Le Collective Intelligence Project, un incubateur technologique destiné à orienter l’innovation au service du bien commun, a ainsi montré que les assemblées de citoyens ordinaires font parfois des suggestions utiles sur la gestion de l’IA auxquelles les experts n’avaient pas pensé. Quand le législateur réglemente ces nouvelles technologies, il peut d’abord écouter le point de vue de ceux qui ont le plus à perdre au niveau de l’emploi.
Dans son traité historique magistral sur les conséquences de la guerre de Sécession, Black Reconstruction in America, William Edward Burghardt Du Bois utilise une formule choc, celle d’« abolition de la démocratie ». L’idée est que l’abolition de l’esclavage et du racisme n’est pas un événement ponctuel : pour une société équitable, nous devons tous faire preuve de vigilance en matière de participation démocratique, où que nous soyons.
C’est pourquoi il s’est consacré non seulement à la défense juridique, par le biais de la National Association for the Advancement of Colored People (« L’Association nationale pour l’amélioration des conditions de vie des personnes de couleur »), mais aussi à l’accompagnement des coopératives dirigées par des Noirs, où la propriété et la gouvernance démocratiques étaient mises en œuvre au quotidien par les travailleurs.
Les espaces en ligne sont devenus les nouvelles « grandes écoles gratuites » du collectif. Si la démocratie en est absente, elle est en péril partout.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord.
Nathan Schneider, Assistant Professor of Media Studies, University of Colorado Boulder
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.