Pourquoi Kissinger aurait été imbattable à « Fortnite » : quand les jeux vidéo éclairent les relations internationales
Et si les jeux vidéo pouvaient éclairer la géopolitique ? En évoluant dans Fortnite, dans League of Legends ou encore dans Minecraft, les joueurs mettent en pratique sans le savoir les grandes idées des relations internationales. Ce politologue passionné de gaming en a fait un livre.
Charlemagne, roi des Francs, devenu maître du territoire correspondant aux États-Unis d’aujourd’hui, s’apprêterait désormais à étendre ses frontières en envahissant les pays voisins.
Je ne suis pas historien mais cet exemple me semble parfaitement logique, à la fois en tant que joueur et en tant que professeur de relations internationales. C’est un scénario tout à fait envisageable dans le nouveau jeu vidéo Civilization VII, ou Civ 7, où des personnages historiques peuvent gouverner des peuples très éloignés – dans le temps comme dans l’espace – de ceux qu’ils ont réellement dirigés dans l’Histoire. Dans notre cas, Charlemagne est mécontent du petit empire que vous-même contrôlez aux marches du sien, à cause de tensions à la frontière commune, et il est fort probable qu’il vous envahisse prochainement.
J’ai joué assidûment à des jeux comme Civ 7 toute ma vie. J’ai tendance à privilégier les simulations de stratégie, qu’il s’agisse de jeux vidéo, de cartes, de plateau ou de rôle. Et je suis loin d’être seul. On estime que 190,6 millions de personnes jouent régulièrement à des jeux vidéo, sous une forme ou une autre, aux États-Unis.
Si je joue avant tout pour le plaisir, ces jeux nourrissent aussi la discipline que j’enseigne. J’ai d’ailleurs récemment publié un livre, The Gamer’s Guide to International Relations, qui montre comment certains des titres les plus populaires contiennent des leçons utiles pour comprendre le fonctionnement de la diplomatie et les interactions entre nations.

Si Civ 7 cherche à reproduire un monde fait de conflits et de coopération, d’autres titres sans lien apparent avec la géopolitique peuvent eux aussi offrir des enseignements. Des jeux comme Fortnite, League of Legends ou Minecraft invitent en effet les joueurs à interagir avec le monde d’une manière qui reflète les comportements des dirigeants, des gouvernements et des États.
Voici trois façons dont les jeux créent des univers qui modélisent des concepts clés des relations internationales :
« Fortnite » comme incarnation de la « realpolitik »
Fortnite, un jeu vidéo axé sur la fabrication d’armes et la survie lancé en 2017, peut servir d’introduction au concept de « realpolitik ». Son principe repose sur le mode battle royale, un jeu de tir à la troisième personne. Dans ce type de jeu, vous affrontez 99 autres joueurs dans l’espoir d’être le dernier survivant.
Cette logique du « chacun pour soi » crée un environnement à la fois chaotique et impitoyable, où la mort et la défaite peuvent surgir à tout instant, derrière chaque buisson.
Cela évoque directement la théorie des relations internationales dite du réalisme. Pour les réalistes, le monde est anarchique : il n’existe aucune autorité morale ou physique supérieure qui dicte aux États ce qu’ils doivent faire – en d’autres termes, aucun gouvernement mondial.
Dans ce système d’« auto-assistance », les États survivent, prospèrent ou disparaissent selon leur propre capacité à accumuler du pouvoir, garantir leur sécurité et recourir à la force pour résoudre les conflits.
La pensée réaliste remonte à l’historien grec Thucydide, qui affirmait que « le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir ». Cette maxime est devenue un principe fondateur du réalisme en politique étrangère.
Henry Kissinger, secrétaire d’État sous la présidence de Richard Nixon, illustre bien cette vision : pour lui, la politique étrangère était avant tout un exercice stratégique fondé sur le rapport de force, reléguant au second plan des considérations telles que les droits humains et la justice.
Même dans un contexte international anarchique, la coopération peut cependant trouver grâce auprès d’un réaliste. Kissinger, par exemple, cherchait à nouer des relations positives avec la Chine, anticipant que les États-Unis pourraient tirer parti d’une fracture croissante entre l’Union soviétique et la puissance asiatique.
Pour Kissinger, le fait que la Chine soit communiste était secondaire : l’essentiel est que la RPC était un État puissant et méfiant envers l’URSS.
Et Fortnite, dans tout ça ? Eh bien, dans le jeu, vous pouvez croiser deux adversaires en train de s’affronter. Vous devez alors décider rapidement si vous préférez fuir ou vous mêler au combat. En intervenant, vous pouvez soit vous allier temporairement au joueur le plus faible pour éliminer le plus fort, soit faire l’inverse.
Dans ce jeu – et parfois en politique internationale –, l’allié d’un instant devient presque toujours un adversaire dès que l’objectif a été atteint. Il faut donc choisir judicieusement : l’ennemi de votre ennemi ne restera pas votre ami éternellement.
« League of Legends » et les alliances durables
League of Legends, connu sous le nom de LoL par ses fans, repose sur une idée en apparence simple : deux équipes de cinq joueurs s’affrontent pour détruire la base adverse.
Mais en réalité, le jeu est loin d’être facile à maîtriser. En y jouant, on peut même tirer des enseignements précieux sur les relations internationales, notamment sur l’importance de forger des alliances durables.
Les joueurs y sont anonymes et l’ambiance peut parfois être toxique, chacun ayant tendance à rejeter la faute d’un échec collectif sur les autres membres de l’équipe.
En jouant en solo, vous ferez équipe avec quatre personnes que vous ne connaissez pas et passerez une trentaine de minutes à tenter de gagner – ou à perdre – ensemble.
Parfois, vous créerez du lien avec un coéquipier et aurez envie de rejouer avec lui. D’autres fois, vous trouverez quelqu’un dont les compétences complètent les vôtres, et vous pourrez alors vous aligner en duo dans des compétitions pour viser la victoire.
À ce titre, LoL illustre bien la théorie libérale des relations internationales. Le libéralisme – à ne pas confondre avec l’idéologie politique américaine du même nom – estime que la vision réaliste du monde est trop réductrice. Il soutient que la coopération entre États peut durer, au-delà des seuls rapports de force.
Contrairement à ce qui se passe avec une alliance temporaire, qui s’effondre une fois l’objectif atteint, le libéralisme suppose que deux pays peuvent construire une relation mutuellement bénéfique sur le long terme. Prenons, par exemple, les États-Unis et le Royaume-Uni. Alliés lors des deux guerres mondiales, ils ont, à la fin du second conflit, consolidé leur partenariat, aboutissant à la création d’institutions internationales qui perdurent depuis plus de quatre-vingts ans.
Le libéralisme défend l’idée que des solutions existent où chacun peut trouver son compte, sans qu’il y ait nécessairement un perdant. Cela s’oppose à la vision réaliste du monde qui fait de ces solutions un jeu à somme nulle, dans lequel le gain de l’un implique la perte de l’autre.
Dans League of Legends, comme dans la perspective libérale des relations internationales, certaines interactions permettent d’atteindre des résultats à somme positive, bénéfiques pour toutes les parties.
« Minecraft » et la construction sociale du monde
Minecraft, l’un des jeux les plus populaires au monde, nous offre des leçons éclairantes liées à une troisième grande théorie des relations internationales : le constructivisme.
Le constructivisme affirme que le monde est socialement construit. Autrement dit, les règles qui régissent la politique internationale ne sont pas naturelles ni immuables : elles sont le produit de choix humains, acceptées collectivement et appliquées par les États eux-mêmes.
Et c’est précisément ce que reflète Minecraft. Le jeu s’adresse à tous les âges, mais ce sont les joueurs qui décident eux-mêmes de la manière dont ils souhaitent y participer. Vous pouvez construire des maisons ou des châteaux, partir vaincre l’Ender Dragon, ou encore activer le mode créatif pour vous consacrer à l’art ou à des projets d’ingénierie monumentaux.

L’essentiel, c’est que ce sont vous et vos amis qui fixez les objectifs communs ou décidez de poursuivre vos propres intérêts ; et c’est là le cœur du constructivisme. Les États, eux aussi, peuvent choisir de bâtir un monde plus libéral en signant ensemble des traités ou en rejoignant des organisations internationales qui redéfinissent ce qui est permis ou interdit. Mais ils peuvent aussi voir ces démarches comme de simples façades et privilégier la puissance ou la sécurité.
Un monde peut ainsi accueillir à la fois des États réalistes, méfiants et axés sur leur survie, et des États libéraux, ouverts à la coopération et aux institutions. De la même manière, dans « Minecraft », les joueurs peuvent percevoir leur univers comme dangereux et conflictuel – ou comme un espace de création collective et de coopération.
Dans Minecraft comme en politique internationale, les objectifs, les règles et les sanctions en cas d’écart sont définis ensemble. Rien n’est figé – tout dépend de ce que les acteurs décident d’en faire.
Rendre le monde plus intelligible
Des jeux comme Minecraft, League of Legends ou Fortnite peuvent sembler à beaucoup n’être qu’un simple hobby, bien loin de toute visée éducative. Pourtant, ils peuvent aider à se familiariser avec des concepts qui cherchent à donner du sens à un monde vaste et complexe.
Comprendre les mécanismes parfois obscurs et alambiqués des relations internationales permet, d’une certaine manière, de rendre ce monde un peu plus intelligible – et donc un peu plus maîtrisable.
Michael A. Allen, Professor of Political Science, Boise State University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.