Depuis quelques années, la « deep tech » a le vent en poupe. Mais que désigne ce terme ? Au-delà de la mode, le concept mobilise de vrais enjeux scientifiques, financiers mais aussi sociétaux.
Le terme « deep tech » s’impose aujourd’hui comme un concept central dans les domaines de l’innovation, de la recherche scientifique et des politiques publiques d’innovation. Popularisé en 2015 par Swati Chaturvedi, fondatrice de la plateforme Propel(x), il désigne des innovations fondées sur des découvertes scientifiques majeures, mobilisant des technologies de rupture pour répondre à des défis sociétaux fondamentaux.
Par contraste avec les start-ups du numérique reposant sur des modèles économiques innovants mais peu intensifs en R&D, les start-ups deep tech s’appuient sur des avancées issues des sciences fondamentales ou de l’ingénierie avancée, dans des secteurs tels que la biotechnologie, l’intelligence artificielle, l’énergie, les nanotechnologies ou encore la robotique.
En 2024, environ 9 milliards d’euros ont été investis dans des start-ups deep tech en Europe, à travers 454 levées de fonds. Ces investissements se sont concentrés sur plusieurs secteurs technologiques de pointe :
dans le domaine de l’intelligence artificielle, des entreprises comme Mistral AI ont levé 468 millions d’euros en série B, tandis qu’Aqemia a réuni 30 millions d’euros en série A ;
l’industrie spatiale a également attiré des capitaux importants, à l’image de The Exploration Company, qui a levé 150 millions d’euros en série B ;
le secteur des technologies quantiques a vu des opérations majeures, avec notamment Quantinuum (273 millions d’euros en série D) et Riverlane (70 millions d’euros en série C).
Une double définition : extension et compréhension
Le concept de deep tech peut être approché de deux manières complémentaires. La première, dite définition en extension, consiste à énumérer les secteurs technologiques concernés : intelligence artificielle, informatique quantique, cybersécurité, sciences des matériaux… Elle permet de cartographier les champs d’application de la deep tech et d’identifier les écosystèmes qui y sont associés. Des initiatives comme PariSante Campus en France ou le Climate Tech Super Cluster en Europe s’inscrivent dans cette logique sectorielle, soutenant des filières stratégiques dans une logique de compétitivité et de souveraineté.
La seconde approche, dite « en compréhension », s’intéresse aux caractéristiques fondamentales des projets deep tech. Ceux-ci se distinguent par une forte intensité en recherche et développement, un contenu scientifique poussé, une collaboration étroite avec des laboratoires publics, une protection de l’innovation par des brevets, ainsi qu’une vocation sociétale affirmée. L’objectif de ces projets est de transformer durablement nos modes de vie en répondant à des enjeux complexes, souvent liés à la transition énergétique, à la santé ou à l’agriculture durable. Par ces éléments, la deep tech se différencie nettement des innovations dites « shallow tech », qui reposent davantage sur l’usage de technologies existantes intégrées à des modèles économiques innovants – comme c’est le cas pour des entreprises telles qu’Uber, Airbnb ou Facebook.
Un profil de risque différent et un potentiel stratégique
Contrairement à une idée reçue, les projets deep tech ne se distinguent pas nécessairement par un niveau de risque plus élevé que les autres projets entrepreneuriaux, mais par un profil de risque spécifique, qui s’exprime à plusieurs niveaux : technologique, financier, commercial et organisationnel. Sur le plan technologique, ils s’appuient sur des technologies émergentes ou de rupture, issues de la recherche scientifique, dont la maturité reste souvent faible. Sur le plan financier, ils exigent des investissements en R&D particulièrement lourds, mobilisés sur le long terme. Commercialement, ces projets évoluent dans un environnement incertain, où les marchés sont encore inexistants ou en cours de structuration, rendant difficiles la validation des usages et l’élaboration d’un modèle économique pérenne. Sur le plan organisationnel, leur complexité tient à la nécessité de coordonner des acteurs issus d’univers variés – laboratoires, universités, investisseurs, industriels – autour de dynamiques collaboratives. Ce profil de risque différencié requiert des dispositifs d’accompagnement et de financement adaptés, distincts de ceux habituellement conçus pour les innovations numériques ou incrémentales.
Malgré ces contraintes, la deep tech constitue un levier stratégique majeur. Elle est de plus en plus perçue comme un instrument de souveraineté technologique, particulièrement dans un contexte géopolitique marqué par des tensions accrues. Les États cherchent à réduire leur dépendance vis-à-vis de puissances étrangères dans des secteurs critiques tels que les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle ou la défense. Des initiatives telles que le CHIPS and Science Act aux États-Unis ou l’ European Chips Act en Europe illustrent cette volonté de réindustrialisation et de sécurisation des chaînes de valeur.
Ensuite, la deep tech représente un moteur potentiel de croissance économique, en contribuant à la création de nouveaux marchés, à l’émergence de filières industrielles et à la modernisation de l’appareil productif. En cela, elle s’inscrit dans la continuité des théories économiques de la croissance endogène, qui placent l’innovation technologique au cœur du développement économique. Toutefois, les promesses de transformation doivent être confrontées au « paradoxe de Solow » : les progrès technologiques récents ne se traduisent pas nécessairement par des gains significatifs de productivité.
Vers une innovation sociétale ?
La deep tech n’est pas uniquement un vecteur de performance économique : elle joue un rôle croissant dans les dynamiques de collaboration entre université, industrie et société. Elle incarne une transformation profonde du système d’innovation, marqué par une interdépendance accrue entre acteurs publics et privés. Cette évolution appelle à repenser les modalités du transfert de technologie, les rôles des universités et les modèles de soutien public.
Mais elle soulève aussi des questions critiques. Si la deep tech est souvent présentée comme une solution aux grands défis sociétaux (climat, santé, sécurité alimentaire), elle peut aussi véhiculer une vision « techno-solutionniste » réductrice. Miser exclusivement sur la technologie pour répondre à des problèmes complexes peut conduire à négliger leurs dimensions sociales, politiques ou culturelles, et générer des effets rebonds non anticipés.
Bien plus qu’un simple effet de mode, la deep tech est le symptôme d’une transformation profonde des régimes d’innovation, à la croisée de la science, de l’économie et des politiques publiques. Si elle offre un potentiel considérable pour répondre aux défis contemporains, elle doit être pensée dans une perspective systémique et critique, qui prenne en compte les limites planétaires, les inégalités sociales et les finalités collectives de l’innovation.
Benjamin Cabanes, Enseignant-chercheur en sciences de gestion, Mines Paris - PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.