Câbles sous-marins : l’infrastructure cachée qui porte l’internet, l’IA… et les tensions géopolitiques
Invisibles depuis la surface, les câbles sous-marins en fibre optique transportent plus de 99 % du trafic intercontinental et forment l’ossature de l’économie numérique mondiale. Alors que leur réseau doit croître de près de 50 % d’ici 2040, sous l’effet du cloud et de l’intelligence artificielle, les États s’inquiètent de leur vulnérabilité aux sabotages et à l’espionnage. L’atterrissement à Marseille du câble Medusa, accueilli dans les infrastructures d’Orange, illustre à la fois cette expansion et la course à la résilience.
Au XIXe siècle, le télégraphe a tissé la première trame de la mondialisation. Au XXIe, ce rôle est assumé par un réseau méconnu : près de 1,4 million de kilomètres de câbles sous-marins, qui transportent plus de 99 % du trafic internet international. Environ 550 à 570 systèmes sont aujourd’hui actifs, auxquels s’ajoutent plus de 80 projets en construction. L’Europe de l’Ouest, avec 152 câbles opérationnels, figure parmi les nœuds les plus denses de cette carte invisible qui relie continents, centres de données et grands hubs numériques. Derrière les usages quotidiens – vidéo, visioconférences, paiements, services en ligne – se jouent aussi des enjeux économiques considérables : transactions financières, services cloud, chaînes logistiques et plateformes numériques reposent sur cette "colonne vertébrale" en verre et en acier.
Les investissements dans de nouveaux systèmes devraient dépasser 10 milliards de dollars sur la période 2025-2029, avec une priorité donnée aux grandes routes transpacifiques et aux liaisons Asie-Pacifique. Les géants du cloud déploient leurs propres câbles, parfois sur des dizaines de milliers de kilomètres, afin de maîtriser de bout en bout le transport de données entre leurs centres.
Cette dynamique est désormais dopée par l’intelligence artificielle (IA). Les modèles d’IA et les services associés exigent, en effet, une bande passante massive et très stable entre data centers. Certains câbles peuvent déjà acheminer jusqu’à 400 Tbit/s.
Une croissance nette de 50 %
Selon les projections, 1,6 million de kilomètres supplémentaires devraient être posés d’ici 2040, tandis qu’environ 850 000 km seront retirés. La croissance nette du réseau atteindrait ainsi près de 50 %, et le nombre annuel de réparations augmenterait d’environ un tiers.
Dans ce contexte, Marseille illustre la montée en puissance des hubs régionaux. Le 8 octobre dernier, Orange y a accueilli le câble sous-marin Medusa (1 050 km pour son segment entre Marseille et Bizerte). La cité phocéenne concentre désormais l’arrivée de 17 câbles sous-marins, renforçant son statut de hub d’interconnexion mondial entre Europe, Afrique, Asie et Amériques.
Les câbles sous-marins sont devenus un enjeu stratégique majeur. Une coupure peut isoler des territoires, désorganiser des économies régionales et fragiliser la souveraineté numérique d’un État. Les incidents suspects en mer Baltique et en mer Rouge, les perturbations répétées de câbles autour de Taïwan ou en mer de Chine méridionale, montrent que l’on est passé d’un risque "accidentel" – chalutiers, ancres, séismes, glissements sous-marins – à un risque géopolitique assumé, où les câbles deviennent des leviers de coercition.
Sabotage et intimidation
Dans le détroit de Taïwan, l’opérateur Chunghwa Telecom a recensé 27 incidents en cinq ans. En 2025, cinq dysfonctionnements ont déjà été signalés, contre trois en 2023 et trois en 2024. Chaque réparation immobilise un navire spécialisé, coûte entre 1 et 3 millions de dollars et peut entraîner plusieurs semaines de perturbation. En parallèle, des navires civils ou para-étatiques, des drones sous-marins et une milice maritime structurée sont mis en cause dans des actes de sabotage ou d’intimidation visant les câbles régionaux, tandis que des incidents comparables ont été documentés en mer Baltique. Le sabotage ciblé des câbles tend à s’imposer comme un instrument de pression à part entière dans la panoplie des stratégies dites hybrides.
Face à ces menaces, la défense repose d’abord sur la conception même des câbles (armures en acier, enfouissement près des côtes, diversification des routes, stations d’atterrissement fortement sécurisées). Le chiffrement généralisé des flux limite les risques d’espionnage, tandis que de nouvelles technologies de détection vibratoire permettent de repérer des anomalies le long des fibres. Mais la résilience dépend aussi d’éléments plus discrets : une flotte de navires de maintenance vieillissante, dont une partie devra être remplacée d’ici 2040, et des modèles économiques qui peinent à financer ces investissements.
La décennie qui s’ouvre sera donc décisive. Plus de câbles, plus de trafic, plus de tensions politiques… mais encore trop peu de capacités de réparation souveraines et de redondance robuste.
